La définition du sport n’est pas seulement une affaire de sémantique, en particulier quand l’enjeu consiste à quantifier le nombre de sportifs au sein d’une population. C’est ainsi qu’à la fin des années 80, deux institutions publiques, l’Institut national du sport et de l’éducation physique (INSEP) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) ont confronté leur propre définition du sport à travers leur travail de mesure du phénomène sportif. Pour les chercheurs de l’INSEP, le sport se définissait comme " ce que font les gens comme ils pensent qu’ils font du sport " d’où un taux élevé de pratiquants tirés à partir d’un échantillon représentatif de la population française (entre 70 % pour les femmes et 75 % pour les hommes). Dans le même temps, les chercheurs de l’INSEE critiquaient vertement cette posture en tant que "faute épistémologique qui laisse le sondé définir l’objet d’études", proposant du même coup un taux de pratique qui ne dépassait guère les 50 % pour la même population.
On saisit ici de façon aiguë qu’une simple variation de définition de l’objet entraîne une importante variation des résultats effectivement observés. Entre l’individu qui identifie sa propre pratique comme étant sportive, fut-elle réduite à l’ascension de quelques marches sur son lieu de travail, et celui qui se retrouve classé sportif selon des critères sur lesquels il n’a exercé aucun contrôle a priori, il s’introduit un écart statistique qui constitue en soi en enjeu social pour tous ceux qui ont à faire avec le sport.
Il y a poids et poids
À partir des années 80, cette question semble d’autant plus cruciale qu’une partie des pratiquants échappe au contrôle des fédérations sportives en refusant de souscrire une licence alors même que celles-ci affinaient leur dispositif de recensement des adhérents pour évaluer le poids de leur discipline relativement aux autres. Selon ce point de vue, le football présente toutes les caractéristiques du sport national qui recueille les faveurs du plus grand nombre de pratiquants, alors que certaines disciplines demeurent inévitablement marginales parce qu’elles ne comptabilisent pas beaucoup de licenciés. Cette course au poids numérique, loin d’être neutre, produit ainsi ses effets politiques en indexant la légitimité des disciplines sportives au classement du nombre de licenciés.
Ça carambole
À titre d’exemple d’une discipline à faible effectif, on peut évoquer le cas du billard français ou billard carambole, qui, à bien des égards présente tous les stigmates de la marginalité. Cette discipline dispose en principe de suffisamment d’atouts (gestes de très haute technicité, compétitions, …) pour être reconnue comme un sport à part entière. Mais parce qu’en France, le nombre de licenciés est réduit à la portion congrue (environ 16 000 adhérents à la Fédération française de billard) et qu’une fraction importante des pratiquants accèdent au jeu en milieu commercial et en dehors du cadre institutionnel fédéral, le billard carambole est rarement perçu comme un véritable sport. Nombreux sont ceux qui sourient à l’idée de classer la discipline comme telle, à commencer par les instances du ministère de la Jeunesse et des sports qui refusent aux joueurs la reconnaissance du statut de sportif de haut niveau. Dans un autre contexte, celui d’Outre-Manche, la popularité du jeu contribue à le classer troisième sport national par le nombre de licenciés, ce qui rend du même coup la question de sa définition sportive sans objet pour un Anglo-saxon.
Sportifs ou artistes ?
Parfaitement conscients des enjeux démographiques, les dirigeants fédéraux n’ont pas hésité au milieu des années 90 à construire des alliances stratégiques avec les milieux commerciaux (cafés, bars, salles de billard privées) pour récupérer dans leur escarcelle les joueurs de billard américain et anglais et multiplier par deux le nombre de licenciés officiellement affiliés à la Fédération. Mais au-delà de cette extension numérique relativement inefficace, le fait qu’une fraction importante de l’élite tend à se définir comme artiste autant que comme sportive, contribue durablement à esquisser une définition du jeu éloignée de celle du sport. On retrouve par là-même la question initiale : si on laisse aux joueurs, comme l’ont fait les chercheurs de l’INSEP, le soin de définir leur propre pratique, alors le billard carambole n’est effectivement pas un sport en l’état actuel des choses. À l’inverse, la sélection de déterminants choisis par avance peut conduire à classer les joueurs comme des sportifs subissant des rapports de domination à travers les relations de concurrence entre les différentes disciplines. Dans tous les cas, le décompte des licenciés appelle implicitement une définition du sport dont les effets pèsent à la fois sur l’objet de la mesure et la mesure de l’objet.
Sébastien Fleuriel
Pénombre, Avril 2001