--

Fourchettes, redressements, face-à-face…

J. R. Suesser : Je n’arriverai peut-être pas à répondre directement à ta question.

J.-R. B. : J’imaginais bien...

J. R. S. : J’avais été assez frappé le 23 avril au matin en ouvrant deux journaux : l’un s’appelle Libération l’autre s’appelle Le Figaro, qui publiaient des tableaux très grands, très détaillés qui avaient l’avantage de ne pas être des résultats de sondages classiques, mais qui étaient ce qu’on appelle des sondages « sortie des urnes », c’est-à-dire, qu’on demandait à des gens ce qu’ils venaient de faire, non pas ce qu’ils allaient faire trois semaines plus tard (on a le droit de changer d’avis), mais ce qu’il venaient de faire. Et on en interrogeait beaucoup : puisqu’ils sont tous au même endroit, ça ne coûte pas cher de poser des questions à beaucoup de gens. Donc on avait un échantillon qui était non négligeable. Et donc on se permettait des nomenclatures qui étaient relativement détaillées. Alors il se trouve que dans les deux journaux, il y avait la possibilité de regarder la même information : Les 18 - 24 ans qui ont voté Le Pen.

Il y a pas mal de gens d’ailleurs qui ont voté Le Pen, donc, en plus, on peut penser que dans la case qui permet de le construire, on a pas mal de monde. Et là, c’est intéressant, parce que je ne me souviens plus lequel a dit quoi, mais Libération, par exemple, a dit 12 %, le Figaro 16 % (ou peut-être l’inverse). Il y a déjà une belle différence !

Je me dis que, puisqu’on parle beaucoup des sondages et de leur échec, normalement, le lendemain, on va en trouver des traces. Mais alors, ce qui est encore mieux, c’est que le soir même, j’écoutais une radio qui s’appelle France Inter, et, ô miracle, ils décident de parler des 18 - 24 ans qui ont voté Le Pen ! Et ils étaient... 20 % ! Et c’était aussi un sondage sortie des urnes... Alors là on va de 12 à 20.

Mais, on est en pleine période où on fait de la politique. Donc, c’est forcément un moment où il est intéressant de savoir si les jeunes votent plus Le Pen que la moyenne de la population, s’il y a beaucoup de gens qui votent Le Pen, alors qu’il y a beaucoup de jeunes qui sont dans la rue. Donc on est au centre d’un débat politique. Et ça, c’est intéressant, parce que dans les jours qui suivent, eh bien ! figurez-vous que dans tous les organes de presse, 20 % des jeunes votent Le Pen.

Et là, je me pose une question. Il y a des questions techniques, parce que je suppose (j’ai peut-être tort) que le tableau en question est moins tripatouillé que d’habitude. Puisque c’est un sondage sortie des urnes, on sort des tripatouillages qui nous étaient indiqués tout à l’heure. L’écart de 12 à 20 c’est beaucoup, avec un échantillon qui était, je crois, de 4 000. Et ce qui est beaucoup plus intéressant pour moi, c’est que finalement aucun journaliste n’a décidé de continuer avec son chiffre. Les journalistes sont quand même là pour nous informer, d’abord, et pour nous aider à être citoyen ensuite. Ils ont pris le chiffre qui était politiquement le plus...

J.-R. B. : Ceux qui étaient à 12 % sont passés à 20 % parce que c’était plus sexy ? On a « politiquement arrondi » à 20 %... Techni-quement, est-ce raisonnable qu’il y ait un écart entre 12 et 20 sur un sondage sortie des urnes ? Alain, par exemple, toi qui as tripatouillé des choses comme ça dans des sombres cuisines obscures...

Alain Tripier : Non. Il est possible que, lorsqu’on cherche dans des catégories détaillées, comme les 18 - 24 ans, même sur un sondage de 4 000, on se retrouve avec des échantillons par exemple pour les 18 - 24 ans qui sont assez minables. Mais il ne faut pas oublier de dire que les sondages sortie des urnes sont redressés aussi. Parce qu’en interrogeant en sortie des urnes un échantillon du corps électoral, si vous prenez le résultat brut, vous ne retrouvez pas les résultats du scrutin. C’est-à-dire que vous avez une tranche de l’opinion, en général de l’opinion extrême, notamment de l’extrême droite, qui ne restitue pas son vote, et qui dit autre chose. Donc, on est obligé, en sortie d’urne comme pour n’importe quel autre sondage, de redresser.

J.-R. B. : Alors l’explication n’est-elle pas que l’on redresse d’après la manière de mentir qu’on a constaté à l’élection précédente, et que les 18 - 24 ans, eux, n’ont pas voté à la dernière, et on n’a rien sur eux, et ils n’ont pas la même manière de mentir que leurs prédécesseurs ?

A. T. : Non, c’est-à-dire que, sans vouloir assommer tout le monde avec des considérations techniques, il y a plusieurs étapes dans le redressement, il y a plusieurs variables dans le redressement. Il y a les variables socio-démographiques, plus la reconstitution des votes aux précédentes élections. Alors quand on fait des sorties d’urnes c’est facile puisqu’on reprend les résultats qui viennent d’être obtenus. Au niveau des variables socio-démographiques on essaye de reconstituer à peu près ce qu’est la population française. Or dans un sondage sortie des urnes, on n’est pas du tout sûr d’avoir une bonne représentativité des 18 - 24 ans. Peut-être que les 18 - 24 ans se sauvent en courant... On peut avoir des surprises, et ça peut expliquer des différences énormes. La différence de 12 à 20 % dans le cas présent…
 

 
 
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003