M. Galan : J’aimerais enchaîner là-dessus. Depuis un petit moment j’assiste à une vague de perplexité : les chiffres sont douteux... L’argent, n’en parlons pas... Les femmes sont écartées... Le pouvoir est suspect... Les sondages, ça ne sert à rien... Quelqu’un nous dit : attention, attention, l’histoire de la parité il ne faut pas que ça sorte d’ici... C’est un peu comme si soudain, on était dans une sorte d’association... je ne dis pas de malfaiteurs, mais dans quelque chose qui comploterait. C’est un peu comme si on était en train de constater un jeu social hors la loi, et que tout à coup, on se sentait même contaminé par ce constat.
Ce que j’ai envie de dire, c’est que la politique ce n’est pas de la pâtisserie : c’est de la violence, c’est des rapports de force, c’est des rapports de pouvoir à l’état brut et que ce qui anime l’ambition de tous les politiques, hommes et femmes, gauche et droite, c’est le pouvoir, les privilèges etc. Je crois qu’il ne faut pas oublier cela. Mais aussi, ce qui me semble intéressant dans les constats que nous avons faits à ce sujet, c’est que les gens sont intelligents. Le peuple de France est intelligent, il a compris comment ça marche... Donc moi, tout cela ne m’inquiète pas du tout : je pense qu’effectivement c’est au contraire un signe de bonne santé mentale, que de savoir tricher avec les sondages. Ceci dit, le peuple va plus vite que les journalistes. Les journalistes auraient besoin de s’inspirer de quelques réactions observées de la part du peuple. Pour ne pas être trop long, je dirai que le sondage mesure de plus en plus quelque chose de très fluctuant qui serait du côté du désir. Quelqu’un avait dit : je présente ma candidature parce qu’ils le désirent. Il n’est plus là. Quelqu’un d’autre dit : « c’est la passion » et on sait bien que la passion, c’est le partage. Merci.
J.-R. B. : Encore deux interventions car on va bientôt avoir faim !
Camille Sarrot : Mon intervention porte un peu moins sur les sondages. J’ai une double casquette : je suis à la fois journaliste et producteur de chiffres. Je suis attachée de presse à l’INSEE. Du coup, ça donne vraiment les deux casquettes, puisque, à l’INSEE, on essaye de donner des chiffres compréhensibles pour tout le monde.
J.-R. B. : Agent double…
C. S. : Agent double en effet... Ce qui m’épate, depuis le début, c’est qu’on n’arrête pas d’opposer sens et chiffres, en disant entre autres que trop de chiffres n’ont pas de sens et avec les démonstrations brillantes qui ont été faites tout à l’heure. D’ailleurs, je voudrais dire en passant que les chiffres ne dépassionnent pas du tout. Ça suscite plutôt les passions que le contraire, du moins c’est ce qu’il m’a semblé.
Pas assez de chiffres, c’est pareil, cela n’a strictement aucun sens, et là, je pense aux programmes politiques. Je me rappelle très bien plusieurs programmes : « on va favoriser la création d’entreprises ». Vous êtes gentils mais vous n’avez pas encore dit comment... Donc ça, ça m’avait fait vraiment énormément réagir.
On n’arrête pas de dire depuis le début que les journalistes ne produisent pas de sens en prenant trop de chiffres ou pas assez de chiffres, mais c’est une démarche qui n’a rien à voir. Il me semble qu’en cherchant des chiffres, ils ne cherchent rien d’autre que du sens. C’est l’objectif, et c’est bien en tout cas le même que le nôtre, producteurs de chiffres : c’est de donner du sens.
Une toute petite anecdote : tout à l’heure j’ai rempli l’information du jour sur le site Internet de l’INSEE, et je me suis posé la question suivante : « est-ce qu’il vaut mieux mettre un texte pour expliquer ce qu’est un ouvrage, ou est-ce qu’il faut mettre des chiffres bien forts, bien marquants, bien racoleurs ? Si vous allez sur le site Internet de l’INSEE, vous verrez comment j’ai résolu la question (avec des lettres en l’occurrence) : entre les chiffres et les lettres ce coup-ci, j’ai choisi les lettres, mais je me suis dit que lundi matin, je mettrai des chiffres.
J.-R. B. : Voilà, vous êtes donc tous invités sur le site Internet de l’INSEE...
C. S. : Ce n’était pas pour faire de la pub, mais c’est fait quand même... En fait, il y a un truc qui m’a amusée. Je pense que le chiffre avait peut-être du sens quand il était incantatoire, et je pense à la conjoncture... Ou en tout cas au budget.
J.-R. B. : vous aurez tous compris qu’il ne s’agit pas de la position officielle de l’INSEE... Nous sommes entre nous. Pourrions-nous demander à la Société Française de Statistique ce qu’elle en pense, par exemple. Benoît Riandey la représente parmi nous. Tout cela est-il bien sérieux pour un statisticien réputé sérieux ?
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003