Y a-t-il un sondeur dans la salle ?
Jacques Antoine : en fait, je suis un ancien sondeur...
J.-R. B. : Vous n’êtes pas obligé de vous excuser tout de suite. C’est une profession honorable.
J. A. : C’est pour dire que je suis totalement indépendant de toute cette profession. Maintenant, je suis plutôt du côté des gens qui les contrôlent. Pour ceux qui ne connaissent pas mon petit parcours par rapport à ça, j’ai été d’abord sondeur à l’INSEE, j’y ai appris le métier de statisticien et de sondeur. Ça, c’était dans les années cinquante. J’ai été ensuite dans les années soixante le premier patron de la SOFRES, et j’ai quitté ce groupe en 1973. Depuis 1973, je suis complètement indépendant, mais je suis encore sollicité de temps en temps, ou même assez souvent, et notamment dans le cadre de la commission des sondages, dont je ne suis pas du tout le président, je rectifie ce que vous avez dit tout à l’heure. La commission est composée de trois conseillers d’État, trois magistrats de la Cour des Comptes et trois de la Cour de Cassation, et autant de suppléants. Mais la plupart de ces gens-là n’ont pas fait d’études statistiques, ils ne savent pas très bien, comme on disait tout à l’heure, comment on fait la « cuisine », et donc ils ont besoin d’experts auprès d’eux. Donc, depuis l’origine de cette loi de 1977, cela fait un peu plus de vingt ans, je suis expert auprès de cette commission pour cette tâche notamment de contrôle technique. Alors, sur le problème des sondages électoraux, j’ai cru comprendre que Pénombre n’est pas le lieu pour discuter de questions techniques.
Depuis le printemps dernier j’ai en tête trois questions, trois problèmes, dont le premier est effectivement un débat interne et une affaire de séminaires entre sondeurs, statisticiens et professionnels de cet univers. Je l’évoquerai simplement parce qu’il peut y avoir des relations avec les deux autres problèmes, qui eux sont plus « grand public », si je puis dire. Le premier problème c’est qu’il y a de plus en plus de raisons qui font qu’il y a et qu’il risquera d’y avoir des décalages entre les sondages et les résultats des scrutins. Pardon pour les détails, mais les choses se compliquent, et tournent notamment autour de ce que la profession appelle les méthodes de redressement d’échantillons, parce que dans un échantillon brut qui revient du terrain, il y a toujours des biais, comme on dit, c’est-à-dire, des erreurs structurelles du fait que d’abord les gens de sensibilité de gauche ont tendance à répondre un peu plus que les gens de sensibilité de droite, et ça quels que soient les instituts : depuis 30 ou 40 ans c’est comme ça en France. Et puis il y a aussi, et on met plus souvent l’accent là-dessus, la difficulté de saisir les votes pour les partis extrêmes, les fameux votes contestataires, dont on a parlé tout à l’heure. Il y a d’autres raisons qui font que ça devient de plus en plus difficile, et à la limite, l’un des scénarios possibles c’est que dans vingt ou trente ans on ne fera plus du tout de sondages préélectoraux parce que l’on n’y arrivera plus. Ça veut donc dire qu’il y a besoin d’un séminaire interne de la profession et avec des gens comme Benoît Riandey, qui est là, et quelques autres. Dans le cadre de nos réunions professionnelles, on va attaquer ces questions-là. Par exemple, le mois prochain, il y a le troisième colloque francophone sur les sondages à Autrans, à côté de Grenoble : il y a une demi-journée de table ronde là-dessus, et on va continuer dans le cadre d’un groupe de la Société Française de Statistique. Je peux développer ça, mais ce n’est sans doute pas le lieu...
Le deuxième type de problème, qui concerne notamment nos amis journalistes et tous ceux qui sont associés à la publication, est le suivant : que publier et comment ? Du fait par exemple que les sondeurs disent qu’il y a toujours une marge d’incertitude, et on peut même chiffrer les ordres de grandeur. Quand il s’agit des résultats des opérations dites « opération estimation », le soir des grands scrutins, on a l’habitude de donner des fourchettes. Dès huit heures une ou huit heures cinq, on n’a pas un résultat par candidat ou par parti, mais on a une fourchette. Pourquoi alors ne pas publier des fourchettes honnêtement aussi sur les sondages préélectoraux ? Donc là, la question globalement est : « jusqu’où aller ? » dans ce qui peut être à la fois la transparence et la pédagogie. Il y a une demande de transparence, il y a une demande sociale qui évolue vers plus de transparence, et notamment la fameuse loi de 1977 a été amendée en février, juste avant les grandes élections du printemps dernier. Il y a eu une modification introduite par cette loi rectificative, qui ne plaît pas beaucoup aux sondeurs, qui ne leur plaît même pas du tout : la notice qui sert de base au contrôle de la commission des sondages et que le sondeur doit déposer de par la loi à chaque fois qu’il y a publication de simulation d’intentions de vote, ce document peut dorénavant être consulté par tout un chacun, par vous, par chacun des membres ici présents, qui peut demander à le voir. Les sondeurs n’aiment pas beaucoup ce genre de choses. Comment faut-il d’abord appliquer ça ? Il y a une règle qui a été définie par la commission des sondages en accord avec la profession : ce n’est pas évident. Et quelle pédagogie ? Problème des fourchettes et expliquer en plus de ça que même quand on dit une fourchette il n’y a que 95 chances sur 100 pour que le résultat vrai soit dans la fourchette, tout ça est assez compliqué. Dans certains cas, qui vont au delà du simple sondage, lorsqu’il y a des projections en sièges, des simulations, là, honnêtement, certains supports le font, il faut une notice explicative qui prend une bonne demi-page de magazine si on veut expliquer en détail comment sont faits ces calculs.
Et le troisième type de problème, qui est un peu plus limité comme enjeu professionnel, c’est le statut des chiffres publiés, le statut des chiffres et en même temps des gens qui établissent ces chiffres. En fait actuellement, ça commence à être connu, notamment à partir de la vulgarisation du mot redressement (ce qui est un vocable d’ailleurs peut-être impropre du point de vue de la communication, qui donne l’impression qu’il y a des tripatouillages et des magouilles sur les chiffres et qu’on ne sait pas bien ce qui sort). En fait, dans l’état actuel des choses, les chiffres qui sont publiés, ce ne sont pas les chiffres qui sortent directement des ordinateurs, mais ce sont des chiffres revus et corrigés par des calculs arithmétiques de redressement, et ensuite qui sont revus et finalisés par un politologue. Et moi je suis de ceux qui pensent que ce n’est pas très sain que ce soient les mêmes qui soient les sondeurs et les politologues. Cela rejoint le statut des chiffres. Je ne veux pas entrer dans la cuisine traditionnelle, mais pourquoi ne pas faire ce que certains tandems font assez bien ? Qu’il y ait des communiqués de sondeurs : ce sont des statisticiens, ils travaillent sur l’enquête avec des méthodes arithmétiques et mathématiques de calcul de redressement... On publie les chiffres et c’est signé par l’institut de sondage ou par le patron de l’institut. Et à côté et en même temps, on publie des commentaires de politologues qui disent : compte tenu de ça, si on a publié des fourchettes, le politologue peut dire « je pense que compte tenu du contexte, de toutes les informations qu’on peut avoir, de l’expérience qu’on peut avoir depuis 30 ou 40 ans de ce genre de choses, je pense que c’est plutôt ça... il peut éventuellement donner quelque chose qui ressemble plus à un pronostic qu’un résultat de sondage. Parce qu’il y a actuellement une confusion complète entre ce qui sort du terrain, ce qui est redressé, et l’avis des politologues. Ceci d’ailleurs ne facilite pas le travail de la commission, dont le rôle est de vérifier si techniquement ça tient la route. Je m’arrête là pour l’instant, mais je suis disponible pour aller plus loin si vous le désirez, ou répondre à des questions. (applaudissements)
J.-R. B. : Si je comprends bien, le sondeur honnête livre un produit du genre « Untel a 95 % de chances d’obtenir entre 48 % et 54 % de vote aux prochaines élections toutes choses égales par ailleurs, et si les électeurs ne font pas de farce ». Est-ce bien ça ?
J. A. : Oui, c’est bien ça.
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003