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L’éphore et l’éphèbe

EN BONS méditerranéens, les anciens Grecs étaient assez indifférents à l’exactitude de leurs dénombrements : arrondir ou exagérer était chez eux monnaie courante. D’où une particulière difficulté pour la démographie !

Aussi une inscription célèbre du musée d’Istanbul, rapportée jadis de Crète au temps où l’île était encore sous domination turque, a bien retenu l’attention des démographes : elle note en effet un chiffre de population précis, et donc peut-être ( ?) exact. C’est le serment civique de Dréros : « ont juré, sans armes, des éphèbes [littéralement : « des bandes de jeunes, à poil »] au nombre de cent quatre-vingts ». Suivent des prescriptions sévères pour que ce serment soit ensuite prêté chaque année par les éphèbes à leur entrée dans la vie politique.

Sp. Marinatos, à qui est due par ailleurs la découverte des premières statuettes en bronze martelé (triade apollinienne) de Dréros quand il fouillait cette petite cité de Crète orientale, en a tiré une courte étude de démographie antique : la cité de Dréros aurait eu au total de 7 000 à 10 000 habitants. La méthode, d’ailleurs raisonnable, employée par l’auteur pour arriver à ces chiffres se fondait sur un rapport de pourcentages entre naissances et population. Comme Marinatos, éphore de Crète, directeur du musée de Candie, était alors un savant réputé et que je commençais seulement ma carrière de chercheur, je n’ai pas exprimé à ce moment les doutes que j’avais sur ces chiffres. Je saisis l’occasion de Pénombre pour réparer ce silence, qui aura duré…. 65 ans.

Marinatos a négligé une information donnée par Aristote sur l’éphébie antique : elle aurait duré dix années, à Sparte comme en Crète : les 180 jeunes jureurs n’étaient donc pas tous nés la même année. D’autre part, le total des dix promotions a dû prononcer ce serment dans une circonstance que j’avais identifiée comme exceptionnelle, celle d’un changement d’alliance, la haine de Lyttos remplaçant celle de Cnossos vers la fin du 3ème siècle (avant JC)… Quelle proportion représentent les 180 éphèbes qui ont prêté ce serment ? Nous n’en savons rien.

La population de Dréros devait donc être plus modeste, plus conforme à ce que suggère l’étendue de la nécropole. Comme plus généralement toute l’histoire plutôt agitée de ces petits microcosmes qu’étaient souvent les cités de la Crète « aux cent villes ». Le problème de la population drérienne reste donc entier.

En ces heures où la France contemporaine mesure toute la difficulté de montrer sa fidélité en fait d’alliances dans un monde devenu planétaire, il est pittoresque de rappeler que l’antiquité grecque n’a pas ignoré ce genre d’affaires ! Déjà !

Henri van Effenterre

 
Pénombre, Juillet 2003