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Quand on aime, on ne compte pas - Proverbe syldave -

En une du quotidien Le Monde, daté du samedi 2 mars 2002, 58e année – n° 17760 – 1,20 euro, nous sommes informés de la parution, le 4 mars, de l’ouvrage de la politologue et sociologue Janine Mossuz-Lavau (CNRS), La vie sexuelle en France, Éditions de la Martinière, 466 pages, 20 euros. « La diversité des pratiques sexuelles des Français », tel est le titre (accrocheur ?) de la une comme de la page 10 entièrement consacrée à ce livre. L’auteur parle même « d’extraordinaire diversité ». De quoi s’attendre au pire ou au meilleur, c’est selon votre éducation. « Dix ans après la grande enquête quantitative sur les comportements sexuels en France, il s’agit de la première enquête qualitative sur ces mêmes pratiques [….]. L’auteur a mené 70 entretiens avec des femmes et des hommes de tous âges et de tous milieux ». Afin que le lecteur ne soit pas trop déçu du voyage au pays des Mille et Une Nuits, qu’il prenne note que l’extraordinaire diversité ne pourra de toute façon pas aller au delà de 70 façons de vivre sa relation à la sexualité.

Rappelons-nous que la « grande enquête quantitative » en question dite « analyse des comportements sexuels en France (ACSF) » comportait, principalement, un échantillon de 20 000 personnes de 18 à 69 ans résidant en France métropolitaine, sans compter un échantillon spécifique pour les habitants des départements d’Amérique et un échantillon des jeunes de 15-18 ans1.

Ici, avec 70 entretiens, on est assurément dans le qualitatif. Et pourtant, lisons ces quelques passages de l’article du Monde où les nombres montrent le bout de leur nez, alors qu’ils ne sont pas officiellement conviés.

 
L’amour en herbe2
« Chez les moins de quarante ans, il y a des souvenirs très très vivaces d’activités sexuelles précoces assez soutenues ». L’auteur pense-t-elle seulement à Damien, 33 ans, dessinateur, qui, à dix ans, essayait de mettre son sexe un peu partout, même dans un aspirateur ?

 
La solitude du coureur de fond3
« Dès l’adolescence, les filles sont beaucoup moins adeptes [de la masturbation] que les garçons. Et ce décalage perdure tout au long de la vie. […] Pour nombre de femmes, la sexualité n’a de sens que dans la relation. »

 
L’amour c’est gai, l’amour c’est triste4
« Il est assez rare que les filles disent avoir eu du plaisir la première fois ». […] Le déroulé de l’acte sexuel, lui, est apparu assez invariable, quelles que soient les sexualités (hétérosexuelles ou homosexuelles) et les générations. Le cheminement caresses, masturbation, fellation/cunnilingus, pénétration semble constituer une sorte de parcours classique […]. La fellation est monnaie courante (sic) dans la partie jeune et jeune-mûre de la population […]. Les relations à plusieurs et la fréquentation des clubs échangistes semblent progresser, tout en demeurant très marginales ».

 
Amours sans lendemain5

« Bon nombre de femmes ont expliqué ne pas avoir besoin d’être amoureuses pour avoir du plaisir ».

 
L’amour a plusieurs visages6
« Dans tous les milieux sociaux, surtout chez les moins de 40 ans, la pénétration anale est « plus fréquente que ce à quoi je m’attendais et que ce qui apparaissait dans l’enquête de 1992 » note Janine Mossuz-Lavau. La plupart des hommes interrogés par la sociologue l’avaient pratiquée avec leur compagne ou tentent régulièrement de la demander, même s’ils se heurtent assez souvent à des refus ». En une du quotidien, on a même des chiffres qui semblent contredire ce qui précède : « 30 % des hommes et 24 % des femmes déclarent avoir pratiqué au moins une fois la sodomie au cours de leur vie ». En fait, ces données viennent de l’enquête ACSF de 1992 ; ce n’est pas dit dans la une, mais en page 10.

 
L’amour est un chien d’enfer7

« Lors de leur entrée dans la sexualité (sic), les plus jeunes ont, dans leur grande majorité, utilisé un préservatif ».

 
C’est arrivé demain8
« Pour un grand nombre de jeunes femmes interrogées, la pilule n’est plus vécue comme une liberté mais comme une contrainte […] Le retrait et la méthode Ogino reviennent à la mode, même chez les filles de niveau bac + 5 ». [L’auteur] se dit « frappée des risques pris par les femmes de 35-40 ans seules après avoir vécu en couple, qui arrêtent la pilule au moment de la séparation sans avoir conscience des difficultés qu’elles auront à imposer le préservatif aux partenaires de leur âge. Pour les grossesses comme les MST, dans les couches socialement favorisées, supposées être informées, les comportements à risque ne sont pas l’exception ».

Que penser d’un recours aux expressions suivantes : « Beaucoup moins », « nombre de femmes », « Il est assez rare », « assez invariable », « monnaie courante », « semblent progresser, tout en demeurant très marginales », « Bon nombre de femmes », « plus fréquente que ce à quoi je m’attendais », « La plupart des hommes », « dans leur grande majorité », « Pour un grand nombre de jeunes femmes », « à la mode », « ne sont pas l’exception » ? Toutes ces affirmations ne reposent-elles pas sur un comptage conscient ou inconscient, précis ou approximatif, mais qui ne veut pas dire son nom, car l’auteur sait évidemment qu’une proportion calculée sur un effectif aussi faible (70), à partir d’un échantillon qui n’a certainement rien d’aléatoire, n’a guère de signification ?

De plus, il est dit que « l’enquête porte sur les hommes et les femmes de tous âges et de tous milieux ». Pourquoi cette affirmation nous paraît-elle problématique ? Dans l’article, il est question effectivement des hommes et des femmes, des différentes sexualités (hétérosexuelles ou homosexuelles, sans parler des bisexuelles), des jeunes, des « jeunes-mûres », des moins de 40 ans, des plus de 40 ans, des autres, des couches socialement défavorisées et favorisées. Il est même question des niveaux bac + 5. En croisant la variable sexe (2 postes), sexualité (3 postes), âges (5 postes ?), « condition sociale » (3 postes ?), niveau d’études (2 postes ?), on obtient déjà une mosaïque de 2 x 3 x 5 x 3 x 2 = 180 catégories. Les 70 entretiens peuvent-ils en rendre compte ?

Laissons tomber les bisexuels et le niveau d’études. Cela nous donne 2 x 2 x 5 x 3 = 60 groupes. Avec un peu de chance on peut avoir un individu dans chaque groupe. Certains groupes auront même la chance d’être constitués de deux personnes.

Demandez-vous alors sur quelles bases rationnelles reposent les différentes affirmations reproduites supra. Reprenons, par exemple, la phrase suivante : « l’auteur se dit frappée des risques pris par les femmes de 35-40 ans seules après avoir vécu en couple, qui arrêtent la pilule au moment de la séparation sans avoir conscience des difficultés qu’elles auront à imposer le préservatif aux partenaires de leur âge ». Combien sont-elles parmi les 70 personnes à prendre de tels risques ? deux, trois, quatre ?

 
L’homme qui ment9
« Les homosexuels ont eu, en moyenne, un peu plus de partenaires, même si, dans l’échantillon c’est un hétérosexuel, moniteur de voile au Club Méditerranée durant huit ans qui détient le record de partenaires : environ 3 000, selon lui… ». Soit une moyenne de 1,0274 partenaire par jour, vacances comprises, naturellement. On imagine les statistiques du monsieur…

« Mariette (15 femmes différentes), Amandine (200), Charlotte (18), Marina (2), Brigitte (150), Roberta (31), Christine (25), Nathalie (180), Barbara (12), Lucie (3), Maria (150), Odile (83), Alice (18), Ninon (3), Clara (14), Audrey (18), Deborah (2), Misa (2), Mia (3), Françoise (20), Aude (25), Cécile (50), Adèle (4), Ulka (40), Adeline (52), Renée (12), Berthe (2), Élisée (3), Patricia (45), Alexandra (7), Clotilde (3), Antoinette (10), Jane (2), Fidèle (112), Irène (34), Rosalie (567), Bénédicte (34), Marceline (3), Dominique (56), Monika (12), Amour (105), Paulette (18), Marie (157), autres (385, cités une seule fois), prénoms inconnus du moniteur de voile car il n’avait pas pensé demander (213), car il n’avait pas osé demander (80), il avait demandé mais n’avait pas eu de réponse précise (12), ne se souvient plus de rien (2 cas, dont un douteux).

Interview imaginaire : […] « Pourriez-vous revenir sur la 89e Nathalie, celle qui tirait la couverture à elle ? Vous disiez que c’était la fille de la 12e Adeline, mais que vous l’aviez connue par l’intermédiaire de la 26e Christine, à Bornéo, en juillet 1983. Lors de notre premier entretien, nous n’avions compté que 25 Christine, je ne comprends plus rien. Acceptez-vous de reprendre tout, au début ? Oui ? Donc, vous rencontrez Mariette n° 1, c’est la première fois, vous êtes sûr ? Alors qui fait le premier pas ? Elle était paraplégique ? C’est nouveau cela. […] ».

« Derrière les moyennes, la singularité des parcours amoureux et sexuels. Voilà ce que tente de nous dévoiler Janine Mossuz-Lavau. ». C’était l’annonce du Monde. Cela semble réussi, surtout pour le moniteur du Club Med., sans oublier Damien même si nous ignorons combien le jeune garçon d’autrefois avait de rapports par semaine, en moyenne, avec son aspirateur.

 
Embrasse-les pour moi10
Frustré, je suis allé acheter l’Express qui consacrait la une à cette même recherche (semaine du 28 février au 6 mars 2002), avec interview « exclusif » de l’auteur. Il faut dire que l’autre gros titre de la couverture était « Portrait. La vraie nature de Martine Aubry ». Sur cette dernière, dénommée « la dame de piques qui a du cœur » aucune révélation fracassante, dans le domaine qui nous préoccupe ici. Rien de plus sur Damien. Mais à propos de l’homme aux 3 000 femmes (Ah, cette attirance irrépressible pour les chiffres ronds !), on apprend que le sujet est désormais épuisé, face à une compagne très demandeuse. Ayant aussi rencontré « une femme mariée qui n’a jamais eu qu’un partenaire et qui se déclare amoureuse et comblée », Janine Mossuz-Lavau en conclut « Au fond, dans le domaine de la sexualité, il n’y pas de normalité. J’aurais voulu intituler mon enquête Les gens normaux sont tous exceptionnels ». Qui l’en a empêchée ? Notre collègue aurait-elle été censurée par sa hiérarchie pour des raisons politiques ? Nous allons enquêter en attendant la sortie du livre.

Allez, femmes et hommes d’exception, je vous laisse méditer sur tout cela. Avec tous mes vœux de bonheur. 

Pierre V. Tournier, démographe

 

1. A. Spira, N. Bajos et le groupe ACSF, Les comportements sexuels en France, Paris, La Documention française, 1993.
2. Comédie dramatique de Roger Andrieux, France, 1977.
3. The Loneliness of the Long Distance Runner, drame de Tony Richardson, Grande-Bretagne, 1962.
4. Comédie dramatique de Jean-Daniel Pollet, France, 1968.
5. Un tentativo sentimentale, drame psychologique de Pasquale Festa Campanile et Massimo Franciosa,
Italie/France,1964.
6. Love Has Many Faces, drame d’Alexandre Singer, États-Unis, 1964.
7. Drame de Dominique Derudderen d’après Charles Bukowski, Belgique, 1986.
8. It Happened Tomorrow, comédie fantastique de René Clair, États-Unis, 1944.
9. Essai d’Alain Robbe-Grillet, France, 1968.
10. Kiss Them for Me, comédie de Stanley Donen, d’après le roman de Frederick Wakeman Shore Leave, États-Unis,1957.

 

Post scriptum
Notre chère amie, Clara Halbschatten, à qui j’avais envoyé ce papier, pour avis, le trouve un peu scabreux : « Quand on aime, on ne raconte pas ! ». Mais, ajoute-t-elle, avec toute la sagesse de ses 95 ans, « c’est au comité éditorial de décider de l’opportunité de le publier ». Toujours bien informée grâce à son petit libraire de Menton (c’est la librairie qui est petite, pas le monsieur), Clara nous signale la sortie de la dernière livraison de la revue Mouvements (sociétés, politiques, culture), éditée par La Découverte. Elle contient un dossier intitulé « Sexe. Sous la révolution, les normes » avec onze contributions de sociologue (entretien de Michel Bozon réalisé par Patrick Simon), philosophe, psychanalyste, anthropologue, chercheurs confirmés ou doctorants et de responsables associatifs. À lire, avant ou après les articles récemment publiés dans la « grande » presse dont nous avons donné un tout petit aperçu supra.

Mouvements, n° 20 mars-avril 2002, Prix 11,5 euros. 4, rue Béranger, 75003 Paris,
courriel : mouvemen@club-internet.fr 

 

 


Pénombre, Juillet 2002