Dans le même souci de sérieux, nous avons cherché à savoir ce que cache la fumée des marchés boursiers. Notre informateur nous a d’abord mis en garde contre une réponse trop rapide à la question posée. Une suite nous est annoncée.
La blogosphère1 a glosé, fin octobre 2008, sur la page de une assez maladroite d’un journal du soir parisien : « 25 000 milliards de dollars évanouis », titrait Le Monde, en cinq colonnes à la une (comme au bon vieux temps). Cette affirmation angoissante (angoissée ?) venait souligner que, en quelques mois, « les grandes places boursières internationales [avaient] perdu presque la moitié de leur capitalisation ».
La volée de bois vert fut immédiate2 : il n’est pas raisonnable de parler d’argent disparu quand fond la capitalisation boursière. Car… Mais qu’est-ce que la capitalisation boursière ? Voilà un sujet austère sous ses dehors boulevardiers, que l’on pourrait classer – avec la nomenclature douanière ou les dispositifs prudentiels de régulation bancaire – dans le groupe des discussions rarement abordées dans les repas de famille. Il est, pour beaucoup, moins enthousiasmant que d’autres sujets primesautiers que l’économie nous propose, comme la balance des paiements par exemple qui, c’est promis, sera l’objet d’une prochaine chronique. Mais l’actualité commande ; plongeons dans (et avec) la capitalisation boursière (CB).
La capitalisation boursière (les anglo-saxons s‘autorisent un martial « z », dans market capitalization) d’une entreprise donnée est sa valeur totale en bourse à un moment donné. Plus exactement, il s’agit d’une manière d’approcher son poids économique : quand l’entreprise est une société par actions, elle correspond au nombre d’actions au capital de l’entreprise multiplié par leur prix en bourse. Elle aide ainsi l’analyste financier à juger l’entreprise.
Par extension, la capitalisation d’une bourse (ou d’un indice boursier) est la somme de l’ensemble des capitalisations des entreprises qui y sont cotées. Elle permettra ainsi de juger de l’attractivité d’une bourse, et de son importance dans le monde financier. Par une nouvelle extension, et cette fois par abus de langage, la capitalisation boursière d’un pays est la somme des capitalisations qui y sont localisées (les bourses sont des entreprises privées, qui ne cessent d’ailleurs de se racheter entre elles, et il peut y en avoir plusieurs par pays).
Pour un pays, l’indicateur est souvent utilisé pour jauger de son style d’organisation financière. C’est, en quelque sorte, un indicateur de « profondeur de capitalisme d’un pays » quand on la compare au PIB (c’est le ratio traditionnel). Cela peut être aussi un indicateur de style de financement quand on la compare aux prêts bancaires, pour voir comment les entreprises se financent (car, cela va sans dire, nul n’oubliera que la bourse, avant d’être un endroit où l’on « joue », est un moyen de financement pour l’entreprise). Ainsi se dessine une typologie des pays. Les pays les plus pauvres, même ceux qui ont lancé une bourse récemment, ont bien sûr une faible capitalisation. Mais cela ne signifie pas que, plus un pays est « développé », plus il est « capitalisé ». Les pays anglo-saxons ont un ratio CB/PIB traditionnellement plus élevé que, exemple souvent cité, l’Allemagne où les entreprises vont plus volontiers voir leur banquier pour se financer. Les « petits pays » ont souvent un ratio CB/PIB élevé par rapport à leur niveau de richesse ou à leurs voisins (Hong Kong, Pays-Bas, Hongrie). Pourquoi ? Souvent parce que leurs entreprises, pour se développer, vont fréquemment aller acheter à l’étranger ce qu’elles revendent à l’étranger (et donc ça n’entre que marginalement dans le PIB). Certains pays se sont spécialisés comme places financières (Hong Kong, Royaume-Uni). Au final, il faut retenir que c’est un indicateur marginal, mais utile à l’économiste pour l’aider à caractériser le pays.
Cela dit, c’est un indicateur. Il est donc à manier avec précautions. Problème à ne pas négliger : toutes les entreprises ne sont pas cotées en bourse, loin de là. Certaines ne le sont que partiellement. D’autres, et même parfois très importantes, ne le sont pas du tout (en général parce que ça les embête, les bourses ayant fâcheusement tendance à demander des renseignements comme, par exemple, un rapport annuel ou des informations sur les résultats, autant de choses qu’on aime parfois garder par devers soi). Deuxième problème : devenues internationales, les grandes entreprises n’ont plus vraiment de « marché national » et vont se faire coter un peu partout. Une des grosses capitalisations de Paris est Arcelor Mittal, qui n’a de français que son histoire et un ou deux directeurs (les quelques usines restantes doivent se sentir bien seules). Inversement, tout le monde veut se faire coter à New York : c’est prestigieux, et ça facilite les emprunts auprès des investisseurs financiers, rassurés de savoir l’entreprise cotée sur le principal marché mondial.
Troisième piège : les indices ne reflètent que partiellement la capitalisation. Imaginons que le Cac 40 augmente de 10 % sur une année (c’est une hypothèse). Est-ce que cela veut dire que la capitalisation boursière en France a augmenté de 10 % ? Certainement pas. D’abord parce qu’il ne s’agit que des 40 valeurs principales de la bourse de Paris (mais on pourrait y ajouter les autres indices). Ensuite, le Cac est un indice pondéré en fonction de la « capitalisation boursière flottante », c’est-à-dire celle échangeable : pour obtenir la capitalisation boursière totale, il faut y ajouter les actions détenues pour autocontrôle, celles détenues par les fondateurs ou par l’État, celles faisant partie d’un « bloc d’actionnaires », les participations supérieures à 5 % et jugées stables… Cela distord l’indice. D’ailleurs, le poids des sociétés est plafonné à 15 % (ainsi, Total a un temps représenté plus de 15 % de l’indice, mais n’a compté que pour 15 % dans le calcul). Et puis, le Cac, comme tous les indices, change de composition : un comité d’experts juge, tous les trimestres, si les entreprises qui y figurent en sont dignes ; certains événements forcent parfois la décision (lorsque GDF et Suez, toutes deux cotées au Cac 40, ont fusionné à l’automne 2008, il a fallu faire entrer une valeur).
Tout cela étant dit, et pour en revenir à l’article de départ, on peut bien évidemment se satisfaire de l’approximatif pour obtenir des ordres de grandeur. Il y a d’ailleurs des « presque » dans l’article incriminé. Mais un titre comme « 25 000 milliards de dollars en fumée » semble faire surtout preuve d’une volonté de frapper l’imagination, quitte à faire un peu l’impasse sur trop de questions. Lorsque, le lendemain de la parution de l’article, la bourse de New York a augmenté de 10,88 %, le journal aurait-il dû titrer « 2 500 milliards de dollars sont nés » ? Et quelle capitalisation ? Le journal suggère 50 000 milliards, lorsqu’il écrit que les bourses ont perdu « presque la moitié de leur capitalisation, ce qui signifie [sic] qu’environ 25 000 milliards… ».
En pénombrien tatillon, on rappellera que la capitalisation bouge tout le temps. Au niveau mondial, on ne peut jamais la connaître puisque les échanges sont permanents, le soleil ne se couchant jamais sur la planète financière. À chaque seconde, quelques millions de transactions font bouger le prix des actions. Admettons pourtant qu’on prenne une référence (ce que n’offre pas le journal de… référence). Un site, le World Federation of Exchanges3, donne des statistiques mois par mois (ne couvrant toutefois pas l’ensemble de la planète et en outre excluant les fonds d’investissement, eux-mêmes possesseurs de titres, mais cotés).
Selon ce site, la capitalisation boursière repérée était de 60 000 milliards de dollars en décembre 2007, non loin de ce que suggère Le Monde. Plus exactement 60 854 840,7 millions de dollars (une précision qui fait d’ailleurs bien rire quand on se dit que, par principe, les bourses cotent dans leur propre monnaie et que donc, pour convertir en dollar, il faut le cours de change, qui change lui aussi chaque seconde). Mais laissons ces pointilleusetés. Donc, les bourses mondiales valaient 60 000 milliards début 2008. Combien à la date de l’article ? 33 654 788 659 906 dollars fin octobre pour le WFE, on est bien à une baisse approximative de 25 000 milliards depuis le début de l’année.
Tout ca pour ça ? Le journal avait donc raison ? Oui, sur l’ordre de grandeur. Non, parce que son raisonnement pour y arriver (laisser entendre qu’on peut, pour calculer la variation de la capitalisation d’un pays, appliquer une baisse des indices sur une capitalisation globale, d’ailleurs non sourcée) est faux. Donnons encore un exemple : le Nikkei, indice principal de Tokyo, n’est pas pondéré, sa variation est une moyenne simple des mouvements de chaque action le composant. Et non, surtout, parce qu’une baisse de la capitalisation ne signifie pas une disparition d’argent. Mais déjà, il n’y a plus de place pour traiter cela. Disons que, si le monde ne perd pas une fois encore 25 000 milliards (et donc qu’il reste des marchés boursiers), on pourrait prendre le temps d’en parler, une prochaine fois, à moins que l’on ne se perde encore une fois dans les branches touffues du vocabulaire économique.
Nicolas Meunier
1. Une sphère (« coquille vide infiniment mince », nous dit l’univers Wiki) est une surface fermée, à deux dimensions, plongée dans l’espace à trois dimensions, dont tous les points sont situés à une même distance d’un point appelé centre.
2. Voir en particulier le blog « éconoclaste », dans son billet du 27/10/2008, mais aussi le journal en ligne Rue89.