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Editorial (Lettre blanche N°50 - Janvier 2009)

La rapidité d’un rayon de soleil est, en nombre rond, seize cent soixante-six mille six cent fois plus forte que celle d’un boulet de canon.

Voltaire, Elémens de la philosophie de Newton, Edition de 1773.

QUELLE BELLE LETTRE RONDE ! La lettre ronde a notre faveur, distinguée non de la carrée cette fois, mais de la bâtarde et de la coulée selon le dictionnaire de l’Académie française en 1835, ou encore de l’italienne. Lettre ronde écrite à la main, puis en caractères d’imprimerie, en choisissant non pas une gothique ou une linéale, mais une garalde qui pourrait bien être le Bembo si notre source ne l’avait pas nommée Bergamo1. En typographie, Bembo est plutôt une dénomination conventionnelle, du nom de l’auteur du premier ouvrage imprimé à Venise en 1495 avec ce caractère réalisé par Francesco Griffo. Le soleil de l’Italie est là, même si la lettre ronde est à l’origine une forme d’écriture française. D’ailleurs, on s’y perd un peu dans ces classements, entre le rond de certaines lettres, celui de o ou de c, et le carré des jambages et des barres…

De la rondeur du nombre, nous ne sommes plus certains non plus, après avoir dit dans notre lettre carrée qu’ils se terminent par un ou plusieurs zéros. Mais encore ? Pour Voltaire, 1 666 600 est nombre rond. L’on comprend que la rondeur vient de l’arrondi et le nombre rond serait alors celui qui ne s’embarrasse pas de chiffres dénués de sens faute d’une précision suffisante. Un bon usage des nombres devrait se limiter à des nombres arrondis, donc se terminant par un ou plusieurs zéros dès que la précision absolue l’impose. Ou, quelquefois, arrondis à l’unité, évitant alors des décimales inutiles.

Pourquoi s’en prendre alors comme ici aux nombres ronds ? On les aime ces nombres ronds, ceux qui sont nés comme ça et ceux qu’on a arrondis et donc rendus ronds, quand ils sont plus faciles à saisir et à retenir. Mais prennent-ils plus de sens pour autant ? Prenons l’exemple de l’affaire Kerviel, du nom du trader à l’origine d’une perte de 5 milliards d’euros pour la Société générale, après que celle-ci eut vendu en janvier 2008 les positions cachées de 50 milliards d’euros prises par lui. Deux nombres bien ronds, même si le montant des positions cachées n’est pas pile poil de 50 milliards et bien que la perte constatée au débouclage ait atteint 6,3 milliards, mais pour une perte réelle de 4,82 milliards compte tenu du 1,4 milliard d’euros de gains cachés réalisés par Kerviel en 2007. Rien de très rond dans tout ça, sinon ceux perdus par la banque dans l’aventure. Mais que signifient 5 milliards ou 50 milliards pour l’homme de la rue ou la ménagère de moins de 50 ans, en fait pour nous tous ?

Cachée derrière ces rondeurs, on verra souvent la difficulté de se représenter ces grosses sommes. Si les prix des biens de consommation courante semblent quant à eux fuir les arrondis et se concentrer sur les nombres se terminant par des neufs, les barres symboliques se mesurent en millions, les annonces de programmes en tout genre décidés par nos élus font du millier le seuil minimal de crédibilité. Depuis que les nombres s’affichent, en gros titres ou en chiffre du jour, leur rondeur s’impose aussi comme un canon esthétique. À moins que leur succès ne soit qu’un effet de la sélection naturelle : les nombres ronds roulent mieux et circulent donc plus vite. Ainsi va le progrès.

1. Cette phrase ne prend sens que dans la Lettre blanche imprimée en caractère Bembo (disponible ici en pdf)