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Commentaire au commentaire d’un Pénombrien

Il y a des similitudes et des différences entre ce que j’ai voulu dire et les commentaires de Daniel Cote-Colisson. L’accord est complet quand il affirme que des incertitudes peuvent être induites par le fait que des problèmes ont été « mal posés ou incomplètement analysés » : il y a donc bien un « problème ». Il est pour moi de nature mathématique quand on analyse les données disponibles pour affirmer que les résultats indiquent obligatoirement une erreur de jugement d’une fraction de ceux qui ont répondu aux questionnaires. Les instituts de sondage communiquent rarement leurs données brutes et nous ne pouvons pas établir le tableau croisé proposé par Daniel Cote-Colisson qui permettrait de distinguer des sous-groupes plus pertinents se situant aux intersections des lignes et des colonnes (avec les limites éventuelles dans l’interprétation introduites par la faiblesse des effectifs dans chacune de ces subdivisions).

Nous pouvons cependant nous poser la question de la nature de la qualité enquêtée et de la possibilité de se placer dans une case et de placer les autres dans une autre case sans commettre une erreur de jugement. Cette hypothèse serait envisageable si la qualité avait une composante subjective très importante, en demandant par exemple à un échantillon d’adolescents de se classer et de classer les autres sur une échelle de beauté corporelle (c’est l’âge où les humains se trouvent moches). Dans le cas de la conduite nous sommes dans un domaine quantifiable avec des méthodes objectives et l’on demande au sondé de donner son avis subjectif sur ce fait objectif. Dans une étude sur le poids corporel, l’épidémiologiste qui a accès aux « mesures » peut tracer l’histogramme, diviser son échantillon en classes en intégrant la taille et calculer un indice de poids corporel, il est dans le réel et ne tente pas d’étudier le ressenti. La distribution du capital de points d’un échantillon de titulaires du permis de conduire est un exemple de cette nature. Mais il est également possible de connaître le risque d’obésité ressentie pour soi, ou perçue chez les autres, par un questionnaire demandant à des personnes si elles s’estiment plutôt grosses ou plutôt maigres, puis en explorant leur vision de la population française avec de tels critères. Seule l’étude d’un tableau croisé permet alors d’affirmer par exemple que ce sont les plutôt maigres qui trouvent les Français plutôt gros.

Cependant quand on s’attribue une qualité que l’on refuse « globalement » aux autres et que le rapport est de 1 à 12, il est possible d’affirmer que cette situation exprime une erreur de jugement, sauf à estimer son aptitude à la conduite avec des critères différents de ceux que l’on utiliserait pour qualifier la conduite des autres. C’est ce que je voulais exprimer à propos de ces sondages. Ils impliquent que la quasi-totalité de ceux qui s’estiment très bons conducteurs placent les « autres conducteurs » dans des classes « moins compétentes » et qu’ils commettent donc une erreur d’appréciation. Nous ne sommes pas dans la situation des possibles erreurs d’analyse citées par Daniel Cote-Colisson qui concernent toutes les trois des faits purement objectifs et non l’évaluation subjective d’un fait objectif. Autrement dit, il ne peut pas remplir sa matrice avec des valeurs compatibles avec le résultat du total des lignes et du total des colonnes du sondage que je cite sans conclure que sa proposition sur ceux qui ont un ego surdimensionné n’est pas une hypothèse mais une certitude. Il ne s’agit donc pas de « bizarreries apparentes qui suggèrent une erreur qui n’en est pas une ».

Le problème du risque ressenti et du risque réel est au cœur de l’action de santé publique. La comparaison entre la représentation que l’on a de soi et celle que l’on se fait des autres est étroitement liée à cette distinction et il est important d’améliorer les outils disponibles pour mieux l’apprécier. Avoir les résultats des questionnaires individuels et pouvoir les croiser est évidemment une des clés de l’interprétation. La difficulté d’obtention des données nécessaires demeure très importante, y compris dans les milieux de la recherche. Comme président du collège scientifique de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies j’ai eu parfois à soutenir les demandes de chercheurs de cet organisme qui souhaitaient avoir accès aux données brutes et les traiter eux-mêmes, non pas pour vérifier ce qui avait été fait, mais pour tenter de nouvelles analyses et ajouter de la valeur aux données disponibles. Certains de leurs interlocuteurs considéraient que ces données étaient leur propriété et refusaient de les communiquer, alors que l’OFDT était le financeur. Il est important de prévoir contractuellement l’accès aux données et les commanditaires publics de sondages devraient introduire cette exigence dans leurs pratiques.

Claude Got


Pénombre, Juillet 2006