CLAUDE GOT REAGIT à la brève qui figurait dans le numéro précédent :
« Citation du Pr. Claude Got, dans 20 minutes du 17 septembre 2005 : « Les 2/3 des Français pensent conduire mieux que la moyenne. Cela pose un problème de mathématique. »
Eh non, cher Professeur ! Un problème, peut-être, mais pas de mathématique... »
Je suis un trop fidèle abonné de « Pénombre » pour ne pas avoir prémédité mon affirmation que le fait que « les 2/3 des Français pensent conduire mieux que la moyenne pose un problème de mathématique ». Je n’imaginais pas une notation de la valeur de la conduite de chaque conducteur sur des critères tels que les points de permis ou le bonus/malus avec une distribution très asymétrique vers une minorité de chauffards permettant d’imaginer que 2/3 des conducteurs ont une note supérieure à la moyenne arithmétique des notes obtenues. Le problème posé relevait à mes yeux de la « logique mathématique » et de la cohérence qui peut exister entre l’affirmation d’appartenance à une classe et les effectifs de cette classe obtenus par un sondage. Le but est de comprendre à partir de quelle proportion de réponses à une question sur son comportement le sondé exprime une erreur de jugement.
Les producteurs de sondages ont une compétence particulière pour « extraire » de l’humain sondé ses ambiguïtés, mais hélas ils agissent avec des procédés qui sont eux-mêmes ambigus et il faut ensuite exploiter les réponses en se référant aux usages usuels des mots. La question posée était particulièrement sournoise car elle unissait une notion de classement (meilleur) à la notion de moyenne. Le sondé pouvait se percevoir comme référence à un conducteur qui avait « la moyenne », c’est-à-dire tout juste bon pour avoir le permis de conduire, et se situer par rapport à ce niveau. Il revendiquait alors l’appartenance à une classe d’un niveau supérieur, celle des « bons conducteurs », qui constatent en permanence les méfaits des autres usagers de la route (que l’on remarque comme les derniers fumeurs sur les quais du métro !) et qui ne tolèrent que leurs propres entorses aux règles, bien entendu anodines puisqu’ils maîtrisent parfaitement leur voiture. En se considérant comme meilleurs conducteurs que la moyenne voulaient-ils simplement dire qu’ils étaient de « bons conducteurs » puisque leurs notes étaient supérieures aux notes des moyens ou voulaient-ils se définir comme les meilleurs élèves de la classe ? La notion de classement se télescopait avec la notion de classification dans ce sondage à problèmes, et l’on sait qu’il n’y a pas une majorité de meilleurs dans une classe, alors qu’elle peut avoir une majorité de bons élèves !
Comment tenter d’aller plus loin et de dépasser les interprétations possibles, voire vraisemblables, mais sans preuves ? Ce sondage avait suscité l’intérêt des institutions œuvrant pour la sécurité routière et on avait tenté d’envisager des formulations moins ambiguës, pour explorer la même notion, tout en évitant de manipuler le sondé par des propositions trop alléchantes, mélangeant valeur absolue et comparaison. Le premier progrès a consisté à ne plus utiliser la notion implicite de « meilleur que les autres » et les sondages de la Prévention routière ont formulé la question :
« Vous-même, dans quelle catégorie d’automobilistes vous rangeriez-vous ? »
- Très bon conducteur : 14 % en 1999 et 19 % en 2004
- Bon conducteur : 64 % en 1999 et 66 % en 2004
- Moyen : 22 % en 1999 et 15 % en 2004.
Le sondage le plus intéressant explorant à la fois le jugement sur sa conduite et sur la conduite des autres par deux questions distinctes a été réalisé en mai 2000 par IPSOS pour la Direction de la sécurité routière. La première question était proche de la formulation du sondage de la Prévention routière, mais avec une distinction de quatre classes qui est toujours plus riche d’enseignements que la distinction en trois classes qui favorise souvent l’accumulation de réponses sur l’attitude médiane. La rédaction était :
« Estimez-vous être ? »
- Un très bon conducteur : 12 %
- Un conducteur assez bon : 62 %
- Un conducteur assez moyen 17 %
- Un conducteur très moyen 3 %
- Ne se prononcent pas : 6 %
La seconde était :
« Estimez-vous que les autres automobilistes en France sont :
- Très bons : 1 %
- Assez bons : 40 %
- Assez moyens 42 %
- Très moyens 16 %
- Ne se prononcent pas 1 %
Cette seconde question était très différente de la précédente, tout en donnant l’impression d’explorer la situation avec les mêmes qualifications, puisqu’elle exigeait un avis global sur le mode de conduite des Français. Ces résultats sont fascinants et ils expriment parfaitement le problème mathématique que je voulais soulever. Peut-on dans une population avoir seulement 20 % des conducteurs qui se considèrent comme « assez moyens » ou « très moyens » alors que les mêmes personnes estiment que 58 % des autres appartiennent à ces deux groupes ? Peut-on avoir 12 % d’autoclassement dans les très bons et accorder chichement ce qualificatif à 1 % des autres ? Peut-on conclure qu’il y a là une impossibilité logique avec sa composante probabiliste comme toute affirmation utilisant des données recueillies sur un échantillon, et que cette impossibilité logique implique une erreur de jugement sur sa valeur en tant que conducteur ou la valeur des autres ? Faut-il exclure des mathématiques l’analyse des données dans sa dimension « classificatoire », utilisant des variables non métriques et des proportions de cas définies par rapport à ces variables, avec les intervalles de confiance liés à la taille des échantillons utilisés ?
Qu’en pensent la rédaction et les lecteurs de « Pénombre » ? Sauf à me dire que ces commentaires n’étaient pas dans 20 minutes. Certes, et c’est là toute la difficulté de la communication en santé publique ! Vous expliquez pendant 20 minutes et il en reste une phrase ! Quelles propositions peut-on faire pour la formulation d’un sondage à venir tentant d’explorer au mieux cette différence entre le jugement sur soi et le jugement sur les autres, en évitant toutes les confusions tournant autour de la notion de conducteur moyen et de moyenne des conducteurs ?
Claude Got
Ndlr : cher Professeur, ne commentez-vous pas un sondage du type « un pourcent des Français pensent que les Français sont trop gros » comme si ce sondage disait « les Français pensent qu’un pourcent d’entre eux sont trop gros » ?
Pénombre, Juillet 2006