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Débat animé, programmes sans chiffres, chiffres sans programmes

J. R. Suesser : Sur l’usage des chiffres dans la vie politique et dans la capacité qu’ils ont ou pas à faire progresser les débats, ou à être des sujets qui sont liés à des débats à des propositions etc., il est effectivement assez probable que si, y a quelques années, on avait fait un débat en noir et blanc, les candidats s’engageaient davantage sur des propositions. Et puis c’est vrai qu’à force de se faire démolir aux élections suivantes sur le fait qu’ils n’avaient pas respecté leurs propositions, les règles du jeu ont un petit peu changé.

Mais en même temps, il y a d’autres pays de l’Union Européenne, je pense aux Pays-Bas, où il est de tradition que les candidats doivent déposer leurs propositions auprès d’un organisme public, une espèce de Commissariat au plan, ou de magistrats de la Cour des comptes ou quelque chose comme ça, qui mouline les propositions des candidats dans des modèles qui sont censés représenter l’économie des Pays-Bas, et qui rend public ce qu’il voit, et ça a l’air d’alimenter en partie aussi les débats politiques, et ça, c’est toujours le cas aujourd’hui. C’est quand même assez intéressant de voir que dans des pays démocratiques, les chiffres et les contextes dans lesquels ils vont être maniés et utilisés peuvent varier dans le temps, et peuvent au même moment être fort différents dans deux pays relativement comparables...

Manuel Galan : On peut critiquer les chiffres, bien entendu, et nous savons tous que tout chiffre est une convention axiomatique. Je n’ai pas entendu ça. Car A plus A, on ne sait pas combien ça fait, ça fait beaucoup : -beau-coup c’est une notion très forte. Aussi on sait très bien que les juristes par exemple, comme les avocats, quand il faut qu’ils gèrent un conflit familial, dans un couple, ils savent très bien que la notion de préjudice, de douleur, de peine, d’humiliation est vraiment difficile à quantifier, pour ne pas dire impossible. Et une des stratégies du conflit, c’est de passer du passionnel au chiffre. Car le chiffre malgré tous les défauts que nous pouvons lui donner, a quand même la vertu d’arrêter, de dépassionner affectivement, de passer d’un conflit fou à quelque chose qui devient... comptable. Et ça c’est quand même intéressant. Néanmoins nous savons que le chiffre, quand on demande à quelqu’un : « combien ? »... par exemple à un fanfaron qui dit : « je suis capable de ceci, de cela... » Une dame a dit une fois à une sorte de Don Juan qui lui disait « je suis capable de... » : « combien ? » Tout de suite, ce Don Juan potentiel était en difficulté... et il a répondu : « beau-coup » !

Un participant : Une raison possible pour laquelle moins de chiffres sont avancés réside dans la peur qu’a le candidat de se voir contredit par le futur. Mais j’ai un peu peur, en fait, qu’il ne craigne pas du tout d’être contredit par le futur... C’est un risque qu’ils prennent, et les campagnes ressemblent plutôt à des fuites en avant qu’à des accumulations prudentes de crédibilité. Ce que je pense, c’est qu’un critère explicatif plus pertinent serait le déplacement du débat lui-même : je veux dire que la campagne autrefois consistait à exposer un programme, et le programme, il était exact quand il était chiffré : « oui Monsieur, mon programme est exact parce que je l’ai chiffré ». Aujourd’hui on essaye d’expliquer que le candidat est vieux et usé et ça, ça se chiffre difficilement... Est-il 45 % usé, 70 % usé ? C’est difficile à prouver et cela a peut-être un peu moins de sens. Je pense que le sommet du chiffre c’était la fameuse question qui consistait à demander à un candidat s’il connaissait le prix du ticket de métro. C’est un sommet qu’on ne reverra probablement plus jamais parce que maintenant ils l’apprennent.

J.-R. B. : Leur communiquant leur apprennent, je suppose... Effectivement ça rejoint un peu ce que disait M. Ernenwein : si on n’a pas trouvé beaucoup de chiffres, c’est sans doute qu’on n’a pas trouvé beaucoup de programmes, et c’est peut-être ça le fond du problème des chiffres dans les programmes... On procède moins par programme ou le programme n’est plus un enjeu dans les élections d’aujourd’hui ?

F. Vansteenkiste : Désolée, je prends souvent la parole, je pense que l’usage des chiffres est limité dans le cadre d’une campagne électorale par la compréhension que peuvent en avoir les gens. Je m’explique : il y a un certain nombre de chiffres qui ne veulent rien dire pour beaucoup de gens. On nous dit : 1 milliard, 10 milliards 100 milliards, c’est quoi le budget de la France là-dedans ? On fait un milliard d’économies... c’est beaucoup ? c’est pas beaucoup ? Ça nous dépasse totalement. Et à partir du moment où les chiffres, je parle des chiffres financiers qui engagent une collectivité, dépassent la compréhension, l’appréhension de la majeure partie d’entre nous, y compris les hommes et les femmes politiques, alors soit on abandonne cet usage des chiffres en se disant que ça ne dira plus rien à personne, parce que je dis un milliard, je dis cent milliards, on ne sait plus ou on en est, et des fois je me trompe, ou alors on essaye de les ramener à un chiffre perceptible du genre : un porte-avions nucléaire, ça coûte à vous et à chaque Français y compris ceux qui sont au biberon, ça va coûter 463 euros, ou 15 euros (en fait, sérieusement je n’ai pas la moindre idée de ce que coûte à chaque Français un sous-marin nucléaire, si c’est un euro, ou 15 euros ou 463 euros).

J.-R. B. : On peut d’ailleurs observer que jamais on entend dans le monde politique : « ceci vous coûte tant à chacun ». Ce pourrait être une bonne échelle, finalement : par exemple les 20 euros par médecin, ça coûte combien à chaque Français ?

Une participante : Si, je me permets de rectifier par rapport à ça, on a entendu cela pour le trou de la Sécurité sociale.

J.-R. B. : Et on a entendu hier de M. Raffarin que chaque bébé qui naissait avait 100 000 francs sur le dos de dettes. Il a d’abord parlé en francs, puis il a traduit en euros. Après il y a dit 15 000 euros.

Danièle Bourcier : Je viens d’un lieu où il a été question de la gestion de proximité et de la démocratie participative. Il s’agit en fait de la mairie de Paris et je me suis d’ailleurs aperçue qu’à la mairie de Paris, on pouvait aussi organiser des colloques pour la recherche. J’ai écouté des choses extrêmement intéressantes, et j’allais presque dire que au fond il a été question d’un côté de la démocratie représentative, et de l’autre de la démocratie participative, et finalement de la différence entre les deux. Il y avait un représentant suisse qui nous a parlé des différents types de référendum : d’initiative populaire, ou obligatoire, ou le référendum législatif... il y a une panoplie d’instruments pour mesurer justement la démocratie qui m’a absolument affolée et juste après ce Suisse, il y avait quelqu’un qui travaille dans la gestion urbaine à Turin, et qui expliquait une expérience extrêmement intéressante de gestion de quartier qui a duré sept ans (le temps est intéressant dans cette affaire), où il n’a jamais été question aucunement de chiffres. Il a été question seulement de participation, de gens qui ont manifesté etc. et de toute une narration finalement sur ce que pouvait être une démocratie, une démocratie participative. Et moi, je me demande si la différence entre la démocratie représentative et la démocratie participative, ce n’est pas uniquement que la première ne parle que de chiffres, et que la deuxième parle d’un contenu, d’une substance, d’une narration, d’une expérience, d’un projet, et que la démocratie représentative en fait l’économie, parce que finalement il n’est question que de chiffres : comment on va ajuster les meilleurs chiffres entre ceux qui veulent un référendum et ceux qui n’en veulent pas, le pourcentage d’abstentions, etc. donc je me demande si effectivement on n’est pas allé dans une sorte de mur en sacralisant absolument ces maudits chiffres pour représenter ce que pouvait être la démocratie qui à mon avis n’a rien à faire, vraiment de moins en moins à faire avec des chiffres.

J.-R. B. : Qu’on se comprenne bien : la démocratie représentative et la démocratie participative peuvent partiellement cohabiter, il n’y a pas une opposition totale entre les deux semble-t-il. Juste pour la compréhension…

D. B. : Il n’y a pas d’opposition, mais c’est la différence entre la procédure et la substance, en gros. La démocratie représentative, finalement obscurcit le projet en insistant sur une distribution des opinions, à qui on fait dire un peu n’importe quoi, il faut dire ce qui est, et de l’autre côté, vous avez la démocratie participative qui est quoi ? Ce sont par exemple des gens dans un quartier qui ont envie de rénovation etc., et qui se prennent en charge eux-mêmes pour faire aboutir un projet. C’est aussi la démocratie et il n’y a pas des chiffres, il y a seulement des gens qui promeuvent un projet.

J.-R. B : Voilà me semble-t-il un excellent sujet de réflexion pour la phase qui s’annonce, car vous avez remarqué qu’à Pénombre, on tolère une certaine pagaille, mais il y a une chose sur laquelle on est absolument intraitable : quand c’est l’heure de boire, on va boire !

 

Interruption de séance
 

 

Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003