Karin van Effenterre : Je ne sais pas ce qu’on a le droit de faire, mais c’est vrai que je suis prof de maths, et que j’ai eu envie de vous parler d’un thème dont on a entendu parler pas mal avant les élections, celui de l’évolution des abstentions.
Pour vous parler de ce thème-là, j’aimerais bien me mettre à la place d’un élève de terminale STT par exemple, (c’est-à-dire Sciences Techniques Tertiaires), ou alors en Bac Pro commercial. En effet, on en est à peu près arrivé actuellement à « 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac », et il me semble que ce n’est pas mal de se mettre dans l’état d’esprit de quelqu’un qui a ce qu’on peut appeler actuellement le bagage commun pour réfléchir sur les chiffres.
Alors voilà. Je prends ce que j’ai lu dans les grands titres des journaux, avant le 21 avril. Je vous en cite quelques-uns :
« l’abstention, progression rampante, mais certaine depuis 30 ans »
« vers une abstention record, le 21 Avril ? »
« compte tenu d’une abstention sans doute massive… »
et carrément un gros titre « n’ira pas voter : l’abstention pourrait être record ».
À partir de là, je me dis que je vais regarder les chiffres, pour essayer de comprendre si ces chiffres disent quelque chose, prouvent quelque chose, et je regarde ceux qui sont cités par les journaux en question.
Par exemple : AFP mardi 26 février 2002 « il reste que le niveau des abstentions est préoccupant : à la présidentielle de 1995, plus de 8 millions n’ont pas pris le chemin des urnes, et aux municipales de 2001, 15 millions d’électeurs ont agi de même. »
Je prends Libération du 20 avril, juste avant les élections, et je lis : « depuis 25 ans, le nombre d’abstentionnistes ne cesse de croître : le taux d’abstention était de 17 % au premier tour de la présidentielle de 1974, de 20,6 % en 1995 ». Il y a plus bas un petit tableau sur les abstentions, et là, les chiffres ne sont pas les mêmes ; pourtant c’est sur la même page ! là on a 15,8 % au lieu de 17 %, et on a 21,6 % au lieu de 20,6 %…
Alors, pour en avoir le cœur net, j’essaye d’obtenir les chiffres de toutes les abstentions dans tous les scrutins depuis 30 ans et j’ai pour cela pas mal de difficultés : je regarde sur Internet, dans tous les sites que je peux avoir, l’Assemblée nationale, France politique, ou encore « la France aux urnes, 50 ans d’histoire électorale » de Pierre Bréchon (La Documentation française). Je m’aperçois que les chiffres ne sont pas tout à fait les mêmes, y compris dans ces sources-là : il y a vraiment des variations d’une source à l’autre.
Déjà, vous avez remarqué que la plupart du temps, dans les journaux, si on veut donner le sentiment qu’un nombre est juste, on le donne avec deux chiffres après la virgule ; si on le donne avec seulement un chiffre après la virgule, à ce moment-là, on ne dit rien, mais si c’est un nombre entier, on écrit « environ » ou « près de » avant ce nombre, car un chiffre rond est forcément arrondi, n’est-ce pas ?
Je décide de faire un graphique de toutes ces abstentions avec les chiffres que je peux avoir, et de faire des points assez gros pour qu’on ne voit pas trop qu’il y a des petites marges d’erreur ! Voilà ce que j’obtiens, avec tous les scrutins depuis 30 ans, ce sont les abstentions en pourcentages des inscrits :
Sur l’axe des abscisses, j’ai les années, sur l’axe des ordonnées, je n’ai que des pourcentages. Je réfléchis pour savoir si mon prof de maths serait d’accord : est-ce qu’on peut comparer ces pourcentages entre eux, est-ce que c’est ça qu’il faut faire ? Sur les abstentions, ça paraît assez raisonnable d’essayer de voir une évolution sur les pourcentages par rapport au nombre des inscrits.
En fait, j’ai choisi de vous présenter le thème des abstentions, parce qu’il est simple. J’avais pensé présenter l’évolution du vote Le Pen ou du vote d’extrême-droite, mais là, entre les inscrits, les votants, les regroupements de voix, de candidats, cela devient plus compliqué, rien que sur ce plan technique…
Alors, voilà, on observe un nuage de points, qui a l’air de « monter », mais on m’a appris que si le nuage était trop arrondi, on ne pouvait pas en dire grand-chose. Je me pose des questions, je me demande pourquoi ils disent « depuis 30 ans », « depuis 25 ans » ; et je me demande si cela veut dire quelque chose. Est-ce que cette période veut dire quelque chose ? Et je tombe sur des chiffres peut-être magiques : les 10 dernières élections, 30 ans, 25 ans… Peut-être faudrait-il plutôt remonter au début de la Ve république, pour que la date ait une réelle signification. Et voilà ce que ça donne :
Est-ce que le nuage est un peu meilleur ? Est-ce que c’est beaucoup plus net que ça monte ? C’est vrai qu’en regardant ce graphique, on a un peu envie d’aller voir à quoi correspondent les points les plus élevés, vous pouvez deviner à quels scrutins ils correspondent. En tout cas, je n’y vois pas de tendance bien nette.
Je vous fais remarquer que, alors que la plupart des graphiques dans les journaux sont des graphiques en bâtons, marquant à égale distance les années 1958, 65, 68, 69, etc. là, j’ai bien respecté l’échelle du temps pour les années…
J.-R. B : 50 veut dire 1950, et 100 veut dire 2000 ?
K. V. E. : Oui, et en voyant ce que ça donne, je ne suis pas très convaincue par cette évolution.
Mais je me dis que j’ai trop mélangé les chiffres de tous les scrutins. Il faut que je fasse quelque chose de plus homogène, que je ne compare que ce qui est vraiment comparable : je ne prends plus que les chiffres qui concernent l’abstention aux premiers tours des élections présidentielles, puisque je me place avant le 21 avril.
Et à ce moment-là, on a ce graphique [voir article suivante]. J’ai fait attention à garder la même échelle que précédemment. On m’a bien expliqué au lycée qu’on ne peut comparer deux graphiques que s’ils sont faits avec les mêmes unités (ce n’est pas toujours le cas dans les journaux, vous pourrez le constater).
J’ai complété aussi par le graphique des deuxièmes tours des élections présidentielles, que voilà. Alors là, on a parlé de point aberrant pour les élections de 1969, avec un second tour qui opposait Pompidou et Poher : un point aberrant dans une série de 6 points, ce n’est quand même pas très sérieux, non ? d’autant que l’abstention était déjà très importante au premier tour cette année-là.
Alors ce nuage de quelques points, il monte ou il ne monte pas ? La réponse n’est évidemment pas si immédiate que ça ! Mais je suis quand même tentée de faire quelque chose qu’on n’a jamais le droit de faire en maths, sauf le jour du bac, parce que dans les problèmes de bac, on vous donne des séries comme ça, j’ai regardé, il y a toujours 8 points dans les séries du bac, et on demande bien de tracer des droites de régression et de faire des prévisions. Bon, je n’ai pas résisté au plaisir de tracer deux droites de régression. Je ne vous donne pas les coefficients de corrélation, parce que quand même, il ne faut pas exagérer, mais voilà ce que ça donne (rires) :
Et si on prolonge pour faire des prévisions pour les élections présidentielles de 2002, on arrive à peu près à 21 % au premier tour, et à peu près à 16 % d’abstentions, au 2e tour.
Vous pouvez comparer avec les chiffres connus de ce qui s’est vraiment passé, et à ce moment-là, vous êtes plongés dans un abîme de perplexité : si vous êtes l’élève en question, vous vous demandez si vraiment les chiffres, là, ont prouvé quelque chose, et s’ils pouvaient le faire. Vous vous posez la question de savoir à quoi ont servi les chiffres dans cette affaire : ça veut dire qu’il y avait des analyses des uns ou des autres, qui étaient fondées, ou pas fondées, qui reposaient sur une connaissance du monde politique, une connaissance de l’électorat etc. En fonction de ces analyses, on disait que l’abstention serait forte, et l’abstention a été forte.
Bon d’accord ; mais, aller chercher une série de nombres, l’utiliser en disant « prouvé par les chiffres », l’abstention a été prouvée par les chiffres, c’est un peu faire dire aux chiffres ce qu’ils ne peuvent pas dire. Voilà.
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003