--

Débat vivant, précisions et ordres de grandeur

J.-R. B. : Libres débats sur ces abîmes de perplexité… Encore une fois, que nos invités du premier rang s’expriment peut-être en premier, librement, sur ce qu’on a le droit de faire et ce qu’on n’a pas le droit de faire avec les chiffres ce qu’on a droit de leur faire dire ou de ne pas leur faire dire.

Jean Goffredo : Ce que j’aimerais savoir puisque vous êtes là, c’est si le dernier chiffre significatif donne toujours théoriquement la précision de la mesure. C’est-à-dire que, lorsqu’on a un chiffre après la virgule, la mesure est supposée être juste au dixième près.

J.-R. B. : À qui posez-vous la question ? Parce que la réponse peut-être différente suivant que vous la posez à un prof de maths ou à quelqu’un d’autre.

J. G. : Aux profs de maths. Ou à un prof de physique s’il y en a un.

J.-R. B. : Je trouve que c’est une bonne question que l’on peut poser à un prof de maths, à un statisticien, à un journaliste ou à qui vous voulez et comparer les réponses…

J. G. : Exactement, car moi, ça fait très longtemps, lorsque je donnais un résultat avec plusieurs chiffres après la virgule et que la méthode utilisée ne permettait qu’une précision à l’unité, j’avais droit à 0, voilà. 0 sans virgule, zéro pointé. Parce qu’on me disait que les instruments de mesure ne permettaient pas de donner une précision pareille.

J.-R. B. : Dans des exercices de science exacte j’imagine...

J. G. : Oui. De science dure. Oui, de physique tout simplement. Il y avait toute une part qui était le calcul d’erreur je crois, et lorsqu’on donnait un résultat avec une précision supérieure à la marge d’erreur, on avait zéro et lorsqu’on mettait par exemple le résultat à une unité près, il fallait dire « plus ou moins cinq » si ce n’était pas la précision à l’unité. Alors les sondeurs lorsqu’ils donnent des sondages avec des chiffres après la virgule, je me demande s’ils utilisent les mêmes règles.

J.-R. B. : Est-ce que quelqu’un à des réponses à cette question ? Ou d’autres interventions ?

K. V. E. : On ne parle pas des sondages dans cette partie-là de la soirée, mais disons juste qu’il ne faut pas comparer des résultats de sondage avec des résultats de vote.

J.-R. B. : On y viendra sans doute tout à l’heure.

F. Vansteenkiste : J’ai éventuellement plusieurs casquettes, mais je peux répondre sur l’usage de la précision dans le cadre d’une activité politique. L’usage de la précision est souvent fait pour essayer d’impressionner l’auditoire et éventuellement les adversaires politiques en les assommant avec une certitude absolue. Pas plus tard que la nuit dernière, lors d’un conseil municipal une de mes contradictrices m’a dit : « mais vous voyez bien que le ministère de la Culture nous fait confiance puisqu’il nous accorde une subvention de 16 millions 843 francs » et à un moment son voisin lui a tapé sur le bras : « pas francs, euros... » (rires)

J.-R. B. : C’est l’effet « 469 000 » qu’on a vu tout à l’heure...

L.-M. Horeau : Je crois que ça a peu de rapport avec les chiffres ou les nombres, mais c’est un argument d’autorité : un nombre tout seul, on se dit qu’il y a un peu de mou dans la timonerie, un chiffre après la virgule c’est sérieux, deux chiffres, il n’y a rien à répondre... Alors trois !...

J.-R. B. : Peut-être que les arguments d’autorité marchent moins bien aujourd’hui que ça n’a marché dans le passé ?

B. Aubusson : Je voudrais revenir un peu en arrière sur le débat sur ce que pourrait être un autre usage des chiffres. Mais c’est aussi très lié à la question de la précision, des ordres de grandeur, à la façon dont on réagit à un chiffre. On avait fait un exercice à Pénombre juste avant le premier tour, à un moment où les choses pouvaient encore être amusantes, et on s’était dit : « bon, chacun recueille le chiffre qui lui a le plus plu avant le premier tour de l’élection pour le mettre sur le site Internet et pour en discuter après ». Après on n’a pas eu trop le cœur pour en discuter… Moi, j’avais choisi le chiffre 10 000, parce que François Bayrou avait mis dans son programme qu’il voulait créer 10 000 places dans les centres éducatifs renforcés pour les jeunes. Alors 10 000, ce n’était pas 10 001, 10 005 ou 10 172, mais il appelait clairement un ordre de grandeur. Ce qui m’a frappé, c’est que personne n’a relevé ce que signifiait cet ordre de grandeur : pas même les gens qui écrivaient dans la presse des articles sur la délinquance juvénile, et sur ce qu’il fallait comme solution pour y répondre. Ces fameux centres d’éducation renforcée qui existent maintenant depuis sept ou huit ans ou même plus peinent à démarrer, et actuellement il y a à peu près une centaine de places là-dedans. Donc effectivement dire 10 000, c’est tout de suite dire beaucoup plus. Alors est-ce raisonnable ? Il y a un juge pour enfants qui est président du tribunal pour enfants de Bobigny, qui passe pour quelqu’un de sérieux en la matière, et qui avance un ordre de grandeur qui serait de l’ordre de 1 000. Donc il y a 100 actuellement, 1 000 qui paraît raisonnable à certains, et 10 000 qui est proposé par un politique. Et il n’y a rien derrière cette proposition, François Bayrou peut dire 10 000 sans que personne ne le relève, et dise : « M. Bayrou est quand même un grand farceur ». Et puis, dans le même temps, il y a le candidat des Verts qui dit « moi je vais créer 10 000 postes d’éducateurs pour les jeunes ». C’est intéressant ça. On pourrait alors faire le même raisonnement. Là j’étais sur le versant ordre de grandeur. Sur le versant...

J.-R. B. : C’est un petit peu « unijambiste droite cherche unijambiste gauche pour achat d’une paire de chaussures... », ton histoire.

B. A. : C’est justement ça qui était très intéressant : François Bayrou dit « je vais créer des places », mais il ne dit pas combien il faut de personnel pour faire tourner les places. On ne crée pas 10 000 places d’accueil sans créer des postes de fonctionnaires alors qu’en même temps on ne veut plus créer de postes de fonction-naires... Et le candidat vert se donne un bon vernis humaniste en disant qu’il va résoudre le problème en créant 10 000 postes d’éducateurs. Les éducateurs vont faire quoi ? Où va-t-on mettre les jeunes dont ils vont s’occuper ? Il va bien falloir créer des places. C’est une question que je lance un peu aux journalistes : pourquoi dans un cas comme ça ne titillent-ils pas ? Parce que en mettant en parallèle les programmes pour dire « machin dit 10 000 postes d’éducateurs » et « machin dit 10 000 places dans les centres éducatifs renforcés », il n’y a que des gens comme moi qui peuvent réagir à ça. Mais il faudrait que le débat public aille un peu plus loin et qu’on mette en contradiction ces deux propositions.

J.-R. B. : Ce 10 000, ça me fait penser aux civilisations primitives ou pour compter, il y a un, deux et... beaucoup ! Au fond, c’est beaucoup, c’est tout. C’est le contraire du phénomène « deux chiffres après la virgule ».

A. Dittgen : Dans le domaine de la précision, Monsieur le Président, un truc moins sérieux. Dans la dernière version de mon journal municipal, on parle de la fréquentation des deux gares RER qui se trouvent dans la commune. Il y est écrit que dans la première transitent 50 000 voyageurs par jour et dans la deuxième 32 323. (rires)

J.-R. B. : On imagine le type à la porte de la gare qui les compte... 27 321 … 27 322...

 

 

 
 
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003