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Et le pouvoir ? (avec quelques formules)

Françoise Dixmier
Et le pouvoir…

Je suis censée vous parler de pouvoir : après les femmes et l’argent, le pouvoir… Mais en réalité, je considère que le pouvoir, au fond, on ne parle que de ça depuis le début de la soirée, puisqu’on parle d’élections. Donc je vous en parlerai aussi, bien sûr, mais ni plus ni moins que mes amis. Si je devais essayer de faire une transition malhabile, je dirais qu’on vient de parler longuement de calculs électoraux, des calculs souvent très subtils, et dont le sens était tout à fait clair : plus d’argent. Moi, je vais continuer à vous parler de calculs, mais mes calculs seront assez différents : d’abord ils seront tout sauf subtils : de simples additions, quelques règles de trois… Et surtout, de sens, je trouve que parfois ils n’en ont guère, et que certains sont même carrément insensés. Voilà ce que j’ai glané : une soustraction, pour commencer, et une série d’additions.

ARITHMÉTIQUE DU VOTE PROTESTATAIRE

Soit prot le pourcentage de protestataires. On cherchera les solutions des équations ou inéquations suivantes :

1) prot = 40
2) 33 <_ prot <_ 37,5
3) prot = 30
4) prot >_ 20

Solutions :

1) prot = 100 – partis de gouvernement (ceux qui ne votent pas pour les soit disant partis).
2) prot = AL + OB + DG + JPC + JStJ + JMLP+ BM
3) prot = JPC + AL + JMLP
4) prot = JMLP + AL

Rappel : AL=A. Laguiller, OB=O. Besancenot, DG= D. Gluckstein, JPC=J.-P. Chevènement,
JStJ=J. Saint-Josse, JMLP=J.-M. Le Pen, BM=B.

Tout a commencé pour moi le 11 mars, sur France Info. J’ai entendu Jean-Michel Blier parler d’un truc que je ne connais pas bien : « les partis de gouvernement ». J’ai vu aussi ailleurs un autre truc étrange : « les partis qui ont vocation à gouverner ». Bon, donc lui, Jean-Michel Blier, il sait ce que sont les « partis de gouvernement », et, au vu des sondages, il leur donne ce jour-là 60 % d’intentions de vote (en gros, c’est 30 % à droite et 30 % à gauche). Et - je cite JMB -, « le reste se réfugie dans un vote que j’allais qualifier d’inutile, mais en tous cas protestataire ». Donc 100 – 60 = 40 : 40 % de protestataires. C’est à partir de là que j’ai tendu l’oreille et ouvert l’œil, car je n’ai pas tellement aimé cette façon de faire deux paquets : un, les gens raisonnables avec qui on peut discuter, et les autres qu’on semble avoir envie de mettre à la poubelle. Et j’en ai entendu parler, du vote protestataire : celui qui en a peut-être le plus parlé, c’est Pierre Le Marc, qui fait une chronique chaque matin sur France Inter ; et chaque matin, je retrouvais mon vote protestataire, souvent avec des chiffres : le 4 avril, il donne une définition du vote protestataire : « le soutien apporté à des candidats sans discours et sans projet crédible par des citoyens raisonnables ». Et le lendemain, il chiffre : entre 33 et 37,5 %, avec l’addition Arlette Laguiller + Olivier Besancenot + Daniel Gluckstein + Jean-Pierre Chevènement + Jean-Marie Le Pen + Bruno Mégret + Jean Saint-Josse ! Il parle ce jour-là de « déferlante protestataire ». Dix jours plus tard, pour le même Pierre Le Marc, le « courant protestataire », il l’appelle ainsi, ne rassemble plus que les électeurs de JPC, AL, et JMLP, et l’addition lui donne 30 %. C’est peut-être qu’il a lu une tribune de Daniel et Gabriel Cohn-Bendit, dans Libération, qui, le 4 avril, disaient ceci : « Arlette plus Le Pen auxquels il faut ajouter Chevènement, cela fait 30 %, et cela ne peut que nous interpeller ». Ils ne disaient pas où ça les interpellait, mais sans doute quelque part. Il y a aussi Paris-Match, qui en parle : « Le vote protestataire totalise, entre Le Pen et Arlette Laguiller, plus de 20 % des voix ». Là, il n’y a plus que LP et AL. Alain Duhamel s’y met lui-aussi, sur RTL, le 16 avril : il trouve un quart des électeurs, en additionnant extrême droite et extrême gauche. Il appelle ça le vote « anti-système », mais, comme il est gentil, Alain Duhamel, il nous rassure en affirmant qu’ « il n’y a en réalité que 3 % de convaincus ». J’arrête là les additions pour dire qu’au fond, je ne veux pas dire qu’il n’y a pas eu de protestation : dans une élection, quand on ne vote pas pour le sortant - ou les sortants, puisqu’on nous a bien expliqué que là, il y avait deux sortants - donc quand on ne vote pas pour les sortants, on proteste, forcément. Mais je pense que la protestation, ça peut être fécond. En tous cas, elle mérite d’être écoutée, et comprise. Mais, pour cela, il aurait fallu l’analyser, au lieu de la globaliser avec toutes sortes d’additions. C’était mon chapitre « je proteste ».



 
Mon deuxième chapitre, ça sera plutôt des questions. Je n’ai pas vraiment d’avis, je vous demande le vôtre. Tout tourne autour de comparaisons de pourcentages : plus petit, plus grand, ça baisse, ça monte… Le problème est parfois : qu’est-ce qu’on compare : des pourcentages d’inscrits, de votes exprimés, des nombres de voix ? Il faut savoir que d’élection en élection, le nombre d’inscrits change, le pourcentage d’abstentionnistes aussi… Donc voici quelques chiffres que j’ai vus ici ou là : j’en ai d’abord quelques-uns à propos de Jacques Chirac.

Chirac Nombre de voix % inscrits % exprimés
1988 6 075 160 15,9 19,9
1995 6 348 375 15,9 20,8
 
CHIRAC + BALLADUR =12 007 171 voix
2002 5 665 855 13,8 19,9

 
Le 22 avril, lendemain du premier tour, Le Figaro affirme que l’électorat chiraquien « est d’une remarquable stabilité ». Il appuie ce commentaire sur la comparaison des pourcentages obtenus en 1988, 1995 et 2002 : toujours à peu près 20 %. C’est vrai, voyez le tableau. Le Figaro a l’air de dire : l’électeur chiraquien, c’est du solide, c’est « à Chirac pour la vie ». Mais parallèlement, Le Monde du 5 juin, toujours à propos de l’électorat chiraquien, note ceci : « avec 5,4 millions de voix, Chirac fait moins qu’en 1995 (6 millions de suffrages), où il avait pourtant dû affronter Édouard Balladur –les deux hommes totalisant alors 11,5 millions. En sept ans, le capital électoral a fondu de moitié ». Au passage, je remarque des différences entre les chiffres du Monde, et ceux de mon tableau, que j’ai pris sur le site du Conseil Constitutionnel. Peut-être les chiffres du Monde ne tiennent-ils pas compte des DOM-TOM ? Mais bon, est-ce qu’il est remarquablement stable, cet électorat, ou est-ce qu’il a fondu de moitié ? Entre Le Figaro et Le Monde, qui est le plus pertinent ? En tous cas, ça doit sûrement avoir un sens, de tenir compte des différents candidats : Chirac seul, ou Chirac-Balladur, deux RPR pour le prix d’un, ce n’est pas pareil. Est-ce qu’on peut, tout simplement, comparer le nombre de candidats ? On en a parlé, des 16 candidats, on n’est pas près de l’oublier. Et un qui a fait un drôle de calcul, c’est Robert Hue, qui, à propos d’un sondage qui lui attribuait 5 % des intentions de vote, remarquait qu’en 1995, il n’y avait que 9 candidats, 16 en 2002, et que 5x16/9 faisait à peu près 9 %, donc à peu près son « score » de 1995, et même mieux. Bien sûr, le pauvre aurait sûrement bien aimé atteindre ces fameux 5 %, sans règle de trois…

L’arithmétique de R. Hue…
5 x 16/9 = 8,9
(présidentielle de 1995 : 8,6 %)

Mais moi, je trouve que dans certains cas, ce n’est pas si idiot que ça, de faire des règles de trois : à propos des législatives, là aussi, il y a eu beaucoup de comparaisons. Et lorsque Libération, le 10 juin, remarque qu’ « avec 4,2 % des suffrages (…) les Verts sont en léger recul par rapport au score de Mamère le 21 avril », score qui était de 5,3 %, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que les Verts n’ont pas présenté de candidats par-tout. Ils n’en ont présenté que 458 (j’ai vérifié) sur 577 circonscriptions, et que 4,2 x 577/458, ça fait… 5,3 %. Alors, recul, ou pas recul ?

…appliquée aux Verts en 2002 :
Présidentielle (Mamère) : 5,3 %
1er tour législatives : 4,2 % pour 458 candidats et 577 sièges :

4,2 x 577/458 = 5,3

Je rajoute une dernière question : pensez-vous que dans des cas de sondages divergents, cela peut avoir un sens de faire une moyenne des résultats obtenus ? Je vous donne un exemple : dans Le Monde du 18 avril, j’ai lu que : « Jean-Marie Le Pen recueille désormais 12,3 % des intentions de vote, si l’on fait la moyenne des 5 enquêtes réalisées depuis le 10 avril ». Les enquêtes en question donnaient de 9,5 % pour l’IFOP à 14 % pour BVA… Est-ce que ça voulait dire quelque chose d’en faire un 12,3 % le 18 avril ?

Et j’ai un dernier chapitre qui serait tout le monde peut se tromper. Dans un article du 20-21 avril, le week-end du premier tour, Libération essaie d’analyser les abstentions. Et explique comme il est difficile de comprendre quoi que ce soit à cette élection, car « depuis 1995, près du quart du corps électoral a changé ». Diable, un quart en sept ans, c’est vraiment beaucoup, on est vite poussé dans la tombe, ça nous fait une espérance de vie à 18 ans bien courte… Donc je lis l’explication, il y en a une, et elle est très carrée : en sept ans, un peu moins de 5 millions d’électeurs sont morts, donc à peu près 1/8e de l’électorat. Et pendant ce temps, un nombre à peu près équivalent de jeunes ont atteint 18 ans, donc 1/8e à nouveau. Et 1/8 +1/8, il n’y a pas de doute, ça fait 1/4. Mais ce que la journaliste n’a pas remarqué, c’est que le 1/8e de jeunes avait simplement remplacé le 1/8e de morts, et qu’il n’y avait qu’1/8e du corps électoral qui avait changé… Dieu merci ! Je n’ai pas surveillé Libé pour voir s’il y avait eu une rectif, parce que c’est vrai qu’ils ont le droit de se tromper, quand même.

J’ai encore deux petites histoires à vous raconter, dans la série tout le monde peut se tromper, mais parfois je trouve que ça fait un peu mal quand même… Ça se passe entre les deux tours de la présidentielle. Vous vous souvenez sûrement de ces quinze jours étranges, même carrément inquiétants, je trouve. Il n’y avait presque pas de sondages, mais il y a eu quelques chiffres quand même… Quelques jours avant le second tour, Jean-Marie Le Pen a tenu un meeting à Marseille. Et le lendemain matin, France Inter raconte : « Jean-Marie Le Pen n’a rassemblé que 3 000 personnes dans une salle qui pouvait en contenir 6 000 », et, presque dans le même souffle, trois secondes plus tard : « la salle était vide aux deux tiers »… Quand même, je pense que ce journaliste était pétri de bonnes intentions, mais moi, ça m’a fait mal. C’est comme ce fameux « s’abstenir, c’est donner une demi-voix à Le Pen », qu’on a entendu ici ou là. Moi, je l’ai entendu plusieurs fois : à France Inter, le matin du 1er mai, mais aussi sur Europe 1, dans la bouche de Catherine Nay, le 29 avril. Elle disait : « chaque voix qui se réfugie dans l’abstention, le vote blanc ou nul, se traduit par une demi-voix de plus pour Jean-Marie Le Pen ». Je ne dis pas que c’est aussi simple à comprendre que mes 3 000, mes 6 000 et mes 2/3, mais il n’est pas besoin d’être journaliste scientifique pour comprendre que non, ce n’est pas la même chose, sauf si on envisage que les deux candidats sont à 50-50, et ce n’est manifestement pas ce qu’elle souhaitait, Catherine Nay, c’était clair. Donc non, ce n’est pas pareil. Moi, je trouve que dans certains cas, les erreurs, même si elles sont pleines de bonnes intentions, c’est vraiment dommage pour le débat électoral.

Voilà j’ai fini.
(applaudissements)

 
 
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003