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Fausse évidence

L’actualité met en lumière en France un phénomène très ancien : dans notre pays, on se suicide plus en prison qu’à l’extérieur. Les évolutions de court terme sont devenues un argument choc pour tous ceux qui appellent de leurs vœux une amélioration des conditions de vie en prison (voir Lettre blanche n° 50).

Comme la situation des prisons françaises est régulièrement dénoncée par des organismes de contrôle, en particulier par le Comité européen de prévention de la torture, on peut supposer que le pays est plutôt mal classé en Europe à cet égard. Dès lors, un autre résultat statistique vient boucler la boucle avec une certaine force argumentative : le taux de suicide en prison est en France l’un des plus élevé d’Europe, voire le plus élevé en laissant de côté les pays ayant une trop faible population carcérale pour arriver à une mesure annuelle fiable. Ce mauvais résultat européen en matière de suicide serait donc dû à la situation de nos prisons. Ainsi la carte reproduite ici a été publiée dans Le Monde du 1er avril 2009 sous le titre « La France reste parmi les pires élèves du Conseil de l’Europe, avec 16 suicides pour 10 000 détenus en 2006 ». Or, tout en partageant l’inquiétude de beaucoup face à la situation pénitentiaire, il faut bien relever la faiblesse de l’argument chiffré.

Les taux de suicide en population générale sont très variables en Europe. D’après les données établies par l’OMS ou par Eurostat, la plage de variation allait en 2005, pour les hommes, de 5 décès dus au suicide pour 100000 habitants en Grèce à 67 en Lituanie. Cette amplitude se retrouve pour les suicides en prison dont le taux, cette fois-ci exprimé plutôt en nombre de suicides pour 10000 détenus va de 1 ou 2 à plus de 20 pour la France (en 2005). Pour comparer le suicide en prison entre les différents pays européens, il faut donc se baser sur la « sur-suicidité » carcérale, soit le rapport entre le taux de suicide en prison et le taux en population générale.

La moyenne européenne des taux de suicide en prison se situe aux alentours de 100 pour 100000 détenus, alors que le taux moyen de suicide en population générale est établi à 10,8 pour 100000 habitants en 2005 (Eurostat). Ceci donnerait un facteur moyen de sur-suicidité carcérale de l’ordre de dix, sauf à remarquer aussitôt qu’en Europe les hommes se suicident plus (17,4 pour 100000) et que les détenus sont justement principalement des hommes. Si l’on ajoute que les hommes de 20 à 44 ans se suicident encore plus (20,7) et qu’ils sont relativement plus nombreux encore en prison, le taux de sur-suicidité carcérale pourrait se situer plutôt aux alentour de cinq en moyenne européenne.

En appliquant cette précaution de méthode pour comparer les pays européens, le tableau ne s’ordonne plus de la même façon. En se basant sur les taux de suicide en prison comparés aux taux de suicide masculin par pays, il paraît finalement raisonnable d’avancer que la France se situe bien dans la partie du tableau regroupant les pays à sur-suicidité carcérale plutôt élevée. Mais elle n’y figure pas seule, contrairement à ce que tendait à montrer une lecture directe des taux de suicide en prison, et elle ne vient probablement pas en tête de liste. Parmi les pays à très nette sur-suicidité carcérale, on trouve le Danemark et la Norvège, pays souvent cités en exemple car ils connaissent des taux de population carcérale parmi les plus bas d’Europe et aucun problème de sur-occupation des prisons. La Grèce aussi se caractérise par une fréquence des suicides en prison très nettement supérieure à ce qui est observé à l’extérieur : résultat non visible sur les taux bruts puisque l’on sait que la Grèce est, d’après les données officielles, l’un des pays européens où l’on se suicide très peu. Pour ce pays, on pourra suspecter des biais d’enregistrement (les suicides sont peut-être plus visibles en prison) et arguer de la faiblesse du nombre de cas observés, même avec une population carcérale conséquente et une sur-occupation très élevée. Mais ces arguments ne tiennent plus lorsque l’on voit que le Royaume-Uni (après regroupement des données pour la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord) présente une sur-suicidité carcérale plus importante que la France. Devant la France, on trouve encore l’Italie et, pas très loin derrière, les Pays-Bas. Aucun de ces trois pays n’est affecté par les problèmes résultant de l’hébergement d’un nombre de détenus nettement supérieur à la capacité de ses prisons.

Dans quelques pays, d’après les mêmes sources de données, on ne se suicide pas plus en prison qu’à l’extérieur, voire moins. Ce sont des pays de l’ancienne Europe de l’Est, qui se distinguent aisément sur la carte européenne représentant les taux de détention avec des valeurs représentant en gros le double de celles de l’Europe de l’Ouest. Pour les amateurs de palmarès, la Hongrie et la Bulgarie sont, avec des taux d’occupation des prisons de 146% et 194%, les pays où, par rapport à l’extérieur, on se suicide environ deux fois moins en prison qu’à l’extérieur. Le meilleur résultat derrière Malte et Chypre qui n’enregistrent aucun suicide en prison.

On ne recommandera pas au Gouvernement français d’attendre que le taux de détention rejoigne celui de la Hongrie ou de la Bulgarie pour que le problème des suicides en prison se règle de lui-même…

Bruno Aubusson de Cavarlay