DANS la Lettre blanche n°33, Serge Chabaud affirmait que le langage courant, avec les fois plus ou fois moins, viole les règles élémentaires de l’arithmétique. Selon lui, 30 est deux fois plus que 10 (car 30=10+2x10) et 5 est moitié moins que 10 mais certainement pas deux fois moins, car d’une quantité quelconque, on ne saurait retirer une quantité double.
Cette façon de présenter les choses n’est pas sans rappeler les règles de calcul des pourcentages (de 10 à 30, l’augmentation est bien de 200 % et 200 % de moins n’est pas une valeur positive, voir Lettre blanche n°22, juin 2000). Elle s’oppose à la pratique langagière courante qui serait dans l’abus caractérisé. L’auteur, dans la lettre d’accompagnement adressée à la rédaction, invoquait l’autorité des dictionnaires qui, selon lui, indiqueraient tous que le double, c’est une fois plus, ou une fois autant.
Cependant, la langue a aussi ses règles. Les dictionnaires et les grammaires décrivent l’usage des mots en fonction de la catégorie à laquelle ils appartiennent. Or, plus et moins sont, entre autresmais surtout, des adverbes comparatifs.
« Tume haïssais plus, je ne t’aimais pas moins » dit Phèdre à Hippolyte, sous la plume de Racine, cité par le Petit Robert. Les exemples donnés par Serge Chabaud sont bien des comparaisons et c’est donc comme adverbes que plus et moins doivent être compris.
Mais, plus et moins peuvent changer de catégorie et entrer dans des formes nominales. Pour moins, c’est un peu compliqué, je me limite au cas de plus. La forme de plus entre dans cette catégorie. Le Petit Robert cite Gide : « Alissa a deux ans de plus ».
Enfin plus est aussi la marque de l’addition dans le langage ordinaire rejoignant ainsi son usage mathématique. C’est alors une conjonction reliant les deux termes de l’addition. Le même dictionnaire cite alors Giraudoux : « Tous les fruits, plus une baie acidulée ».
Comme adverbes comparatifs plus et moins peuvent être accompagnés d’adverbes de degré absolu. On dira ainsi beaucoup plus, vachement moins, etc. ou encore deux fois plus, deux fois moins. Ces formes sont mentionnées parmi les emplois de plus et moins comme adverbes par le Petit Robert, qui donne l’expression deux, trois fois plus à la suite de bien plus, infiniment plus. Plus et moins ne se réfèrent pas ici à l’addition ou à la soustraction. Mais le dictionnaire ne donne pas de formule mathématique précise. Il ne dit pas combien a Paul quand il a deux fois plus que Pierre, qui a 10.
Cette précision se trouve dans la grammaire Grevisse (dans ses observations sur les adverbes comparatifs), que je cite maintenant : « Si on marque le rapport d’une grandeur A à une grandeur B en se servant du nom fois, on dit d’ordinaire que B est deux (trois, etc.) fois PLUS grand que A…ou que A est deux (trois, etc.) fois MOINS grand (ou PLUS petit) que B … Cela signifie que B est le double (le triple, etc.) de A. »
Cette explication renvoie à l’usage de fois, qui selon le Petit Robert sert d’élément multiplicateur ou diviseur dans les expressions quantité deux fois plus grande, plus petite qu’une autre. Donc, comme souvent, l’exploration dans le dictionnaire tombe sur une boucle.
Mais Grevisse lève la difficulté par l’exemple ci-dessus et en mentionnant en outre un usage proche de la « règle » de Serge Chabaud. Je cite : « quand le rapport est de un à deux (A est la moitié de B), les formules fondées sur l’idée d’addition (UNE FOIS plus, ou UNE FOIS autant ou aussi) ou de soustraction (UNE FOIS moins) sont encore mentionnées 4 par Robert (à l’entrée fois), mais, pour Damourette et Pichon (une grammaire en 8 volumes que je n’ai pas consultée), c’est devenu une « usance », c’est-à-dire une particularité régionale : Ainsi recouvertes [de deux paires de mitaines], les mains de Claire étaient UNE FOIS PLUS grandes qu’au naturel (G. Roy). Son raisin revient UNE FOIS MOINS cher que celui du grand domaine (P. Hamp). »
Pour la dernière citation, je trouve que pour le coup, l’explication de Grevisse ne tient pas la route. Car, dans ce cas, comme le soulignait Serge Chabaud, en admettant l’interprétation soustractive, on arrive à un prix de revient nul !
Ces usages locaux ou anciens sont probablement à relier à l’emploi de double comme équivalent de fois (ce qui expliquerait la citation étrange de Louis Sébastien Mercier). Selon Grevisse « en ancien français, on considérait simplement la multiplication, et on faisait suivre le numéral d’un des noms fois, double, coup, etc., ou de tant ; trois doubles (ou trois tants) signifiait : trois fois plus. » Et il nous rappelle surtout que le latin quant à lui ajoutait bien le produit marqué par le numéral multiplicatif. Bis tanto longior, c’est trois fois plus.
« Vin, sel, bois, chandelle, viande, draps, tout a doublé presque de moitié depuis un petit nombre d’années ». Louis Sébastien Mercier, Le Tableau de Paris (1781-1787) |
Est-il vraiment nécessaire de revenir à la règle latine pour être en accord avec l’arithmétique ? Je ne crois pas. À condition de ne pas confondre deux fois plus et deux fois de plus, ce qui n’est, grammaticalement et arithmétiquement, pas pareil. Et d’admettre que l’arithmétique ne rend pas raison de tout : « De ses inimitiés rien n’arrête le cours / Quand il hait une fois, il veut haïr toujours » (Racine, Les Frères ennemis).
Je ne résiste pas au plaisir de profiter de mon incursion dominicale dans la grammaire, pour ajouter que l’usage de pourcentages comme adverbes de degré est mentionné par Grevisse (parmi les adverbes indiquant des fractions) comme étant d’apparition récente attribuée à l’influence de l’anglais d’Amérique. « Elle me regardait…, victime à cent pour cent » (H. Bazin). Et quatre-vingts pour cent fait partie de la liste, réduite à ces deux cas, pour le moment. J.-M. Renouard pourrait proposer une citation pour la prochaine édition de cet ouvrage, il n’y en a pas encore !
Bruno Aubusson de Cavarlay
Pénombre, Juillet 2003