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Never say never

Au Journal de 20h de TF1, le 24 août 1999, J.-C. Narcy cite une statistique : "40% des Français ne partent jamais en vacances". Qu’est-ce que ça veut dire ? Sans doute, on peut vouloir dire quelque chose. On peut croire que l’on a compris quelque chose. Mais, quoi ?

Evacuons d’abord ce qui ne fait pas trop problème. "Les Français" ne désignent pas ceux qui ont cette nationalité, mais sans doute ceux qui, Français ou étrangers, résident sur le territoire français (y compris les DOM ? Ce n’est pas dit. Implicitement, la plupart des enquêtes sont limitées à la Métropole).

Ensuite, ces habitants de la douce France comptent des nourrissons et jeunes enfants pour qui la notion de vacances n’a sans doute pas grand sens. Des infirmes et des vieillards, aussi, qui ne bougent pas de chez eux. Rigoureusement, ils font bien partie de ceux qui ne partent pas et ils contribuent donc aux 40% cités. Or, derrière le constat rapporté, il y avait un jugement, un regret : 40%, c’est trop. Soit. Mais, le souhaitable est-il alors que 100% partent ? ou, faut-il rapporter les 60% de départs à la partie seulement de la population dont on estimerait normal qu’elle parte ? combien cela fait-il : 80 ? 90 ? Bref, nous manquons d’une référence. Ou alors - un doute me vient - n’aurait-on interrogé que les gens normalement susceptibles de partir ? par exemple, les habitants de 7 à 77 ans ? Mais alors, mais alors, on nous a menti à notre insu : ce n’est pas 40% des Français, mais 40% des adolescents et adultes.

Venons-en au pire. Que veut dire "ne jamais partir" ? Je comprends ce que serait "ne sont pas partis en 1998" : parmi eux, certains étaient partis en vacances l’année précédente, ou dans un passé plus ancien ; notamment lorsqu’ils étaient écoliers. Je comprendrais aussi "ne sont jamais partis, de leur vie". Cela, c’est factuel : ça s’observe. Mais, "ne jamais partir", ce n’est plus un fait passé que l’on peut avoir observé : c’est un élément constitutif de la personne qu’on a devant soi. Elle ne part pas. Parce qu’elle a décidé, une fois pour toutes, qu’elle ne partirait jamais. Ou bien, elle partirait volontiers, mais elle se heurte à un empêchement permanent. Permanent : on ne nous dit pas "n’ont pas pu partir en 1998" ou "n’ont jamais pu partir jusqu’ici". "Ne partir jamais" vaut pour le passé et pour l’avenir prévisible.

Si encore on nous disait "40% disent ne jamais partir", on y verrait plus clair (moins sombre) : ce que quelqu’un dit est un fait, observable, mesurable. Même si ce qu’il affirme est une erreur, un mensonge ou un non-sens. Bien sûr, il resterait à discerner ce que les enquêtés mettent derrière ce qu’ils disent. Ici, on peut risquer des conjectures. Notamment : qu’ils portent ce jugement sur une période à la fois passée et future mais limitée, les années récentes et les prochaines, période durant laquelle ils ont le sentiment que leur situation n’a pas significativement varié. Ça exclut "avant" (quand j’étais jeune, quand j’avais encore mon emploi, quand je n’avais pas d’enfants…). Et, ça englobe le temps que risque de durer cette situation (si ceci m’arrivait, quand je n’aurai plus cela, etc., alors…). Là, on comprend bien qu’il s’agit d’une actualité subjective, durable mais pas éternelle. Ils ne veulent pas signifier tous la même chose. La statistique cumule alors des opinions ; non des faits. Car, les faits que recouvrent ces diverses réponses ne sont pas commensurables. Mais dans ce cas, il faut la donner comme telle et non la formuler comme l’observation de départs (ou, plutôt, de non départs) effectifs.

René Padieu

 
Pénombre, Octobre 1999