Bruno Aubusson : Merci M. le Commissaire ! Quinze, enfin bon, 15, 15 % si vous voulez, mais peut-être pas exactement M. le Commissaire, parce que pour être honnête, il faudrait dire peut-être entre 13 et 17. Je ne veux pas dire M. le Commissaire, mais votre système, il est un peu pousse au crime, parce que, qui pourrait avancer un 15 % précis, net, ce n’est pas dans les règles de l’art, ça, M. le Commissaire...
J.-R. B. : Venez-en au fait, venez-en au fait.
B. A. : Non, non, M. le Commissaire je ne veux pas parler des fourchettes des schmilblicks, vous savez, le mot interdit qui est réservé pour tout à l’heure, là. Ce serait un délit de parler de fourchettes de schmilblicks maintenant. Mais bon, crime ou délit, M. le Commissaire, vous voyez où je veux en venir. Je viens porter plainte pour usage abusif d’un graphique M. le Commissaire, contre X. et même contre X. et tous autres, parce que des abuseurs dans cette affaire-là, il y en a pas mal !
J.-R. B. : Venez-en au fait ! Venez-en au fait !
B. A. : Bon ! Oui, il y a même le troisième homme, dans le tas. Alors, l’affaire du graphique est un peu compliquée mais je vais vous l’expliquer... le graphique c’est simple on l’a trouvé un peu partout, on l’a trouvé en particulier dans des tracts du RPR et puis dans le programme du candidat Chirac et le graphique disait que la délinquance a baissé de 11 % sous le gouvernement Juppé et qu’elle a augmenté de 15 à 16 % sous le gouvernement Jospin. Évidemment si on admet ça en matière de chiffres, après il n’y a plus beaucoup à discuter et pourtant il y avait de quoi réfuter ce graphique. Les lecteurs de Pénombre n’ont pas besoin que je fasse le cours, le n° 24 de Pénombre explique en détail pourquoi la statistique de la délinquance du ministère de l’Intérieur ne mesure pas précisément la criminalité commise, par ailleurs les variations que l’on observe sur un an ou sur deux ans, quand on les replace dans le long terme, cela montre que ce sont des accidents conjoncturels qui n’ont pas une signification très importante par rapport à la façon dont est traité le problème de la délinquance. Donc il y avait de quoi critiquer, il y avait encore plus de quoi critiquer car il y avait un rapport sorti au mois de décembre, rédigé par deux parlementaires, un socialiste et un RPR. Au terme de ce rapport et les auditions d’un tas de personnes, très savantes, il était assez net que les statistiques du ministère de l’Intérieur ne pouvaient pas être prises pour une mesure de la délinquance et le graphique ne pouvait pas servir à évaluer la politique de Juppé en matière d’insécurité et la politique de Jospin en matière d’insécurité. Il y a certains journalistes qui ont essayé de déminer l’affaire mais c’est curieux quand même car aucun des journaux qui se sont fendus d’un article pour essayer d’expliquer que les choses n’étaient pas aussi simples, aucun de ces journaux n’a renoncé à un titre du genre « les mauvais chiffres de la délinquance »… Et que va faire Jospin de ces chiffres ?… ce qui s’est passé, vous le savez mais je le rappelle quand même, c’est que Lionel Jospin lui-même, le jour de sa déclaration de candidature a rendu toutes les explications inutiles, parce que c’est lui-même qui a affirmé que la délinquance a augmenté au cours des 5 dernières années… Le débat était quasiment clos et les journalistes ont continué à essayer de nuancer ces affirmations mais enfin le cœur n’y était plus. Après coup j’essaie de me demander pourquoi les choses se sont passées comme cela. C’est sûr que l’on avait un climat très particulier en matière de reportages télévisés, de reportages en tous genres dans la presse écrite sur les faits d’insécurité. Un institut a mesuré un indice de pression médiatique sur le thème de l’insécurité qui a montré que, de l’automne 2001 jusqu’à avril 2002, le thème de l’insécurité avait occupé une place croissante dans les médias. Les arguments des journalistes que j’ai pu entendre depuis, montrent qu’ils se sont posé des questions quand même après sur la façon dont ils avaient traité l’insécurité pendant la campagne électorale. Il y en a qui n’ont pas encore trouvé d’explication à leur comportement, il y en a qui l’ont trouvée assez vite, ça consiste à dire en gros : la délinquance a augmenté, donc il fallait en rendre compte. Et qu’est-ce qui prouvait que la délinquance avait augmenté ? C’est qu’à la télévision on parlait de plus en plus de faits de délinquance… (rires) en fait ce qui prouvait que l’insécurité se développait...
J.-R. B. : Ça me rappelle l’histoire du trappeur que je vous raconterai, sans vouloir interrompre...
B. A. : Ah ! ça, l’histoire du trappeur, racontez-la, M. le Commissaire, parce que je l’ai entendue de la part d’un journaliste, et je la trouve formidable.
J.-R. B. : Beaucoup la connaissent. Ça se passe au Canada, c’est l’automne, comme en ce moment, ça se passe peut-être quelque part en ce moment, et il y a trappeur qui vient de s’installer dans une région qu’il ne connaît pas. Il fait de plus en plus froid, comme ici, mais au Canada, ça ne rigole pas, surtout dans le Nord. Alors il commence à couper du bois pour l’hiver. Il fait son petit tas, puis il se demande s’il en a assez ou pas assez... Il voit un vieil Indien qui fume son calumet, et il va lui demander « est-ce que tu penses que l’hiver sera rude » ? L’Indien lui dit : « Oh ! faut être prudent, toujours, avec les hivers, mais c’est un peu tôt pour dire... » Alors, voyant l’Indien un peu sceptique, il va recouper un peu de bois, puis il retourne voir l’Indien quinze jours après et lui demande : « Alors qu’est-ce que tu en penses, maintenant, as-tu des signes ? » « Ah ! dit l’Indien, ça va tout de même être un hiver un peu froid... » Alors, là, il en coupe un bon coup, et puis il se dit, si j’en coupe trop, il m’en restera pour l’année prochaine. Alors, il va revoir le vieil Indien, et lui dit : « alors, tu as du nouveau ? », et là, le vieil Indien lui dit « ouh la la ! qu’est-ce qu’on va déguster !... » Alors le trappeur lui demande : « mais comment fais-tu ? C’est le lichen sur les arbres ?... » et l’autre lui dit : « non, non, mais il y a un vieux proverbe : quand visage pâle couper beaucoup de bois, hiver très rude ! ». (rires)
C’est un phénomène à l’œuvre assez souvent dans les médias, mais nos amis journalistes nous diront comment cela fonctionne.
B. A. : C’était un peu notre côté provoc, pour que les journalistes aient de quoi répondre tout à l’heure. Non, mais ça n’était pas monté, ça vient comme ça, tout seul. En fait, après ça, on a le sentiment non seulement que l’insécurité augmente mais qu’elle explose. Ce mot finit par être lâché et on a des titres sur l’explosion de la délinquance des jeunes, sur l’explosion en tous genres, en fait on a aussi l’explosion des mauvais chiffres, tous les mauvais chiffres contre lesquels Pénombre a passé des années à se battre réapparaissent tout d’un coup et le bouquet c’est début avril un rapport de l’USM, cela ne signifie pas Usager Statisticien Manipulateur, mais c’est l’organisation professionnelle de magistrats tout à fait honorable, qui se nomme l’Union Syndicale de la Magistrature, qui produit son rapport : 12% des plaintes seulement sont jugées, 1/3 des peines de prison ne sont pas exécutées, 70% des amendes ne sont pas payées, c’est souvent lié aux amnisties, aux grâces… Ces chiffres, personne ne peut les justifier mais ils sont évoqués, ou bien s’ils ont un fondement dans les statistiques dont on dispose, l’explication n’est pas celle que l’on avance dans cette période-là, une justice laxiste qui se serait développée pendant une quinzaine d’années par la faute de gauchistes mal reconvertis ou soixante-huitards attardés. On a travaillé sur des coupures de presse et d’articles de journaux sérieux, et avec ce thème très net et répétitif pendant le mois d’avril et jusqu’au premier tour des élections, après coup quand même on peut se dire qu’on a raté l’occasion d’un débat car tout avait été mis en place dans les années précédentes pour qu’on aborde les chiffres dont on disposait autrement. Il y a eu des missions parlementaires, des missions d’experts, les ministères, en particulier le ministère de la Justice, avaient produit tout un ensemble d’études et de commentaires statistiques qui permettaient de prendre les choses autrement. Et après l’explosion des chiffres, le débat s’est arrêté, et il y a eu une autre explosion après. (applaudissements)
J.-R. B. : Merci. On ne sait pas si on était à quinze ou à 16, mais on était dans ces coins-là.
Demande de la salle : Est-ce qu’on pourrait monter le son de la salle de 15 à 16 % ?
J.-R. B. : 15 à 16 % en plus, c’est possible ? Il y a peut-être une manière de faire qui est de rapprocher le micro... Que ceux qui s’expriment parlent donc si possible plus près du micro.
L’ingénieur du son (après étude du problème) : ... Il faut parler plus près du micro. (rires) Est-ce que là, c’est bon ?
La salle (en chœur) : Oui !
J.-R. B. : C’est clair ! Finalement. C’est clair, c’est plus clair que les chiffres, non ? 15 % plus près. Seize, qui dit mieux ? Vingt ? Je n’ai pas le droit de renchérir, mais enfin, les 20 euros, c’était marrant, quand même, tout le débat sur la santé ramené aux 20 euros des médecins… mais moi, je n’ai pas droit. Vous avez le droit, vous. 20, 30, 50 ?...
Trente-cinq !
J.-R. B. : Trente-cinq ! Ah oui, je m’y attendais... Il n’y a pas mieux que 35 ? Alors 35, adjugé ! (coup de marteau)
Pénombre, spécial 10ans, Mars 2003