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Préambule des statuts de l’association Pénombre (1er juin 1993)

Chercheurs en sciences sociales et statisticiens produisent des connaissances chiffrées sur leurs objets d’étude. Il est de leur devoir d’accompagner la diffusion de ces résultats d’un exposé suffisant des conditions de leur production. Ce qui n’est pas toujours aisé car la demande qui leur est adressée fait généralement peu de cas de ces considérations méthodologiques. Et même en mettant les choses au mieux, le débat public appelle le chiffre et tend à se l’approprier dans un registre où les repères objectifs disparaissent. Pénombre pourrait être un lieu privilégié pour cette mise à nu du passage entre un champ restreint où les chiffres peuvent encore faire l’objet d’une analyse critique et un cercle beaucoup plus large où le besoin de chiffres n’a que faire des précautions scientifiques et où les querelles de chiffres passent pour des joutes rhétoriques.

L’entreprise suppose donc la rencontre des acteurs de cette scène du nombre qui ne font en général que se croiser en coulisses, représentant le plus souvent un intérêt professionnel propre. Nous identifions parmi eux les producteurs de données, les chercheurs et universitaires, les journalistes, les responsables publics ou associatifs, les acteurs politiques… Mais il n’y a pas d’exclusive sous-jacente à cette liste et, loin d’être prisonnier de son personnage, chacun peut jouer tour à tour plusieurs rôles.

Ceux qui prennent l’initiative de faire vivre Pénombre ne partent pas de rien : l’idée aujourd’hui se précise après de premiers échanges et des essais de lettre-bulletin. De fait un ensemble de relations existant déjà entre des individus concernés par Pénombre, qu’ils le sachent ou non, nous pousse à vouloir étendre une possibilité déjà partiellement concrétisée : une possibilité de modifier les rapports et les clivages qui se produisent autour du nombre et de questions intéressant notamment le champ du pénal. Au delà des oppositions traditionnelles, Pénombre devrait s’appuyer sur le rapprochement de ceux qui abordent de façon responsable les domaines où la démagogie et l’utilisation sans scrupule de chiffres quelquefois inventés ne sont payants qu’à court terme (insécurité, délinquance, immigration, toxicomanie, violence, prévention, répression…).

Prudence dans les constats, esprit critique dans les bilans, sentiment d’urgence devant les questions sont partagés par nombre d’acteurs de ces domaines d’intervention publique. Mais l’acquis est fragile, il doit être défendu et son maintien ou son développement suppose que ceux qui s’y reconnaissent puissent continuer à s’accorder sur certains points, à s’interroger sur leurs désaccords et explorer des voies de dépassement. Pénombre est tout à la fois un lieu sans localisation précise, un périodique, une structure faiblement organisée, un réseau sans câbles, un éclairage sans projecteur, le tout animé par quelques esprits vaguement éclairés, en quête d’un supplément de lueur.

Pénombre entend se définir en pratique mais compte garder des principes. Il n’y a pas de ligne mais l’exigence est la règle. Il n’y a pas de censure mais le souci de rectitude est constant. Dans cette démarche, chacun garde ses intérêts mais se garde d’y asservir l’autre.

Pénombre pourrait être l’affaire de quelques pythagoriciens survivants de la post-modernité. Cependant, si le nombre y est considéré dans toute sa plénitude et échappe ainsi à ses diverses réductions, mathématiques, statistiques, sociologiques, philosophiques, politiques, médiatiques, il n’est pas question de le traiter comme un être doué d’une quelconque existence propre. Rapport, outil, discours, le nombre est notre production.

Qu’il s’agisse de faire circuler entre nous non pas une plaquette glacée au contenu insipide et standardisé, ni un « quatre pages pour ceux qui n’ont pas le temps de lire », mais un bulletin insoutenablement léger, un numéro de Pénombre tout simplement, ou qu’il s’agisse de provoquer des rencontres en cercles non concentriques de ceux qui se rencontrent déjà et de ceux qui ne comprendront pas comment ils ont pu ne pas le faire, le cadre que nous choisissons est celui de l’association.

L’adhésion et la cotisation seront le mode de fonctionnement, au moins provisoire, de Pénombre. La cotisation devrait permettre la réalisation de quelques numéros de Pénombre dont l’essentiel viendra d’un travail bénévole. L’adhésion est aussi la marque du partage d’objectifs et de principes minimaux. Lecteur, tout membre de l’association sera invité à sortir de l’ombre, à en devenir auteur et promoteur. Pénombre est aussi une invitation. Sans imitation.
 

NDLR : Que 1993 paraît loin ! Les 7 fondateurs de Pénombre ont réussi depuis à rassembler 500 personnes autour de leur projet et les « quelques numéros de Pénombre » envisagés en sont devenus 30.

 
 
Pénombre, Juillet 2002